Une chanson de toile (appelée aussi chanson d'histoire) est un type de poème lyrique médiéval du nord de la France, composé de couplets et d'un refrain et en règle générale mis en musique. La chanson de toile doit son nom au thème central qui présente une haute dame occupée à des travaux de couture et soucieuse de l'amour de son beau chevalier.
C’est un genre poétique de langue d'oïl assez éphémère : on ne connaît qu'une vingtaine de textes qui datent du début du XIIIe siècle. Sous une apparence de simplicité populaire se révèle en fait une élaboration plus savante qui exploite les thèmes courtois du point de vue féminin.
L'expression « chanson a/de toile » est utilisée à l'époque : elle se trouve dans le Lai d'Aristote (autour de 1220) v.374-375 :(ou v.381 ?
« Vint vers la fenestre chantant
Un vers d'une chanson de toile»
et au vers 2301 du Roman de la violette de Gerbert de Montreuil qui date de 1227-1229.
« I jor sist es chambre son pere
Une estole et i amict pere
De soie et d'or molt soutilment
Si i fait ententivement
Mainte croisete et mainte estoile,
Et dist ceste chanchon a toile
Que par son chant forment s'alose »
(= Un jour assise dans la chambre de son père, elle travaillait à parer très habilement une étole et un amict de soie et d'or, elle faisait attentivement maintes petites croix et maintes étoiles en disant cette chanson de toile).
« Biaus filz, ce fu ça en arriers
Que les dames et les roïnes
Soloient fere lor cortines
Et chanter les chansons d'istoire » (vers 1147-1150)
(= Beau fils il y a longtemps les dames et les reines avaient l'habitude de faire leur travaux d'aiguille en chantant des chansons d'histoire).
Le terme rend compte de l'aspect narratif du texte de la chanson qui raconte une histoire mais, considéré comme plus vague puisqu'il peut s'appliquer à d'autres genres comme la chanson de croisade ou la chanson de mal mariée, il est plutôt délaissé par les critiques modernes qui préfèrent parler de Chansons de toile[2].
On connaît une vingtaine de chansons de toile dont certaines sont incorporées dans des œuvres plus larges comme le Guillaume de Dole de Jean Renart qui en contient six. Cinq ont été écrites par Audefroi le Bâtard, les autres sont anonymes. Elles étaient accompagnées de musique : il reste quatre partitions.
Recensement d'Edmond Faral[1]:
A. — Pièces insérées dans le roman de Guillaume de Dole ( début du XIIIe siècle).
B . — Pièce insérée dans le Roman de la Viólete
C. — Pièce insérée dans le Lai d'Aristote
D. — Pièces contenues , séparément, en divers manuscrits .
La forme métrique peu contrainte est accompagnée de musique (il reste quatre partitions de l'époque) : le poème est court avec un nombre variable de couplets et un refrain qui comporte une assonance ou une rime spécifique. Ce refrain peut comporter un seul vers comme dans Bele Doete : « E or en ai dol » (= Et, désormais, j’en porte le deuil) ou deux comme dans Gaiete et Oriour : « Vente l’ore et li raim crollent // Qui s’entraiment soef dorment ! » (= Le vent agite la forêt //Que les amants dorment en paix !).
Les couplets sont isométriques (avec un seul type de vers : majoritairement le décasyllabe mais aussi l'octosyllabe) et ont un nombre variable de vers (4, 5, 6 ou 8 vers) sur une seule assonance ou une seule rime. Les strophes se rapprochent des laisses des chansons de geste qui utilisent aussi le décasyllabe assonancé mais sont de longueur irrégulière.
La chanson de toile se présente ainsi formellement comme un genre intermédiaire entre la poésie épique des chansons de geste et la chanson courtoise, ce qui correspond à l'époque où elle apparaît, la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe.
Les thèmes de la chanson de toile constituent eux aussi une transition entre deux époques : les catégories sociales en jeu sont celles de la chanson de geste (hautes dames dans leur château et chevaliers) mais les préoccupations sont d'ordre sentimental et non héroïque puisque le thème central est la rêverie d'amour féminine. Le point de vue féminin mis au premier plan est l'une des caractéristiques majeures de la chanson de toile.
La donnée est récurrente : une jeune femme (ou une jeune fille) de bonne naissance, occupée à des travaux d'aiguille, s'inquiète de l'amour d'un noble chevalier (au moins comte, et même roi ou empereur). Les premiers vers exposent la scène :
Exemple 1 :
(= Belle Églantine dans une chambre somptueuse cousait une chemise devant sa mère, cependant celle-ci ne savait rien du tendre amour qui brûlait en elle)
Exemple 2 :
(= Dans un verger près d’une source dont claire est l’onde et blanc le gravier, est assise la fille d’un roi, son menton dans la main. En soupirant elle appelle souvent son doux ami : « Ah, Comte Guis, mon bien-aimé L’amour de vous m’ôte toute joie et tout rire »)
L'attitude de ces femmes dépasse nettement la mièvrerie par leur liberté vis-à-vis de la morale qui va jusqu'à la transgression physique même si la conclusion est en général le mariage des amoureux[3]. Ces femmes apparaissent souvent hardies et émancipées, par exemple Bele Aiglentine rejoint sans hésiter son ami Henri qui dort dans son lit « Et jamais vous n'entendrez ce qu'elle lui a dit et jamais vous ne saurez ce qu'elle fit « Or orrez ja conment la bele Aiglentine esploita »)[4]. Toutes les chansons de toile ont une fin heureuse sauf Bele Doette, dont l'héroïne apprend la mort de son chevalier dans un tournoi et se retire dans un monastère[5].
Les personnages sont conventionnels et sans détails (peu de notations physiques seulement l'adjectif traditionnel « bele » : Bele Doete, Bele Yolanz...) comme les décors (chambre d'un tour, plus rarement jardin ou fontaine), les personnages masculins désignés par leur statut social (comte, écuyer…) ne sont pas toujours nommés. Parfois apparaît un autre personnage qui sert de confident : la mère (Bele Amelot seule en chambre filait) ou la sœur (Gaete et Oriour)[6].
Les types sociaux et la tonalité différencient la chanson de toile de la pastourelle qui met en scène des bergères et des bergers dans un cadre printanier et qui est surtout un genre gaillard exploité par les troubadours de langue d'oc.
La chanson de toile malgré son corpus limité est restée comme un aspect notable de la poésie médiévale et a construit les stéréotypes de la représentation des femmes aristocratiques de l'époque.
Les publications des œuvres médiévales à la fin du XIXe siècle renouvellent l'intérêt pour la poésie de l'époque comme en témoigne l’écho de la chanson de toile Gaiete et Oriour dans Le Pont Mirabeau, publié par Guillaume Apollinaire dans le recueil Alcools en 1913.
Ces créations musicales chantées connaissent de nombreuses interprétations modernes[7] et Nana Mouskouri a chanté une version transformée et simplifiée de Belle Doëte[8].
Émilie Simon a produit en 2003 une chanson intitulée Chanson de toile, sur son premier album : sans reprendre le topos traditionnel de la haute dame rêvant à son beau chevalier, elle y file la métaphore du tissage sans structure métrique particulière en ponctuant son texte du refrain irrégulier « chanson de toile »[9].