Les glucosinolates, autrefois appelés hétérosides soufrés, ou « thioglucosides », sont des composés organiques rassemblant autour d'un atome de carbone : un glucose via une liaison par un soufre, un groupe sulfate via l'atome d'azote du groupement oxime, et une génine variable, dérivant d'un acide aminé.
Ce sont des métabolites secondaires présents dans seize familles de plantes de l'ordre des Capparales (selon la classification de Cronquist), et en particulier de la famille des Brassicaceae (les crucifères comme le chou ou le radis, appartenant à l'ordre des Brassicales selon la classification APG), qui agissent en tant que moyen de défense contre les ravageurs[1]. Leur hydrolyse libère du glucose et des composés soufrés volatile à forte odeurs piquantes. Ils sont ainsi responsables de la saveur amère ou piquante de nombreux aliments communs comme la moutarde, les radis, le cresson, le raifort, le chou-fleur etc.
Par exemple, comme glucosinolates présents chez des Brassicacées, on a le glucotropaeline dans le chou et les sinigrosides dans la moutarde noire.
Le squelette d'un glucosinolate comporte un glucose, un groupe sulfate et une génine variable (groupement méthyle ou de longues chaînes linéaires ou ramifiées qui contiennent des structures aromatiques ou hétérocycliques)[2]. Au début du XXIe siècle, environ 120 glucosinolates ont été identifiés dans les plantes[3]. Dans le colza (Brassica napus), on en a trouvé pas moins d'une trentaine. Cette grande diversité est liée à celle des acides aminés précurseurs de ces composés. Sept acides aminés sont concernés (alanine, leucine, isoleucine, valine, phénylalanine, tyrosine et tryptophane) et divers homologues[4]. On observe par exemple les dérivations :
Fahey et collaborateurs[5] proposent une classification des glucosinolates en fonction de la structure chimique du groupe R :
Structure du groupe radical R |
Nom systématique du radical R |
Nom trivial du glucosinolate |
---|---|---|
CHAINE SOUFRÉE | ||
CH3-S-CH2-CH2-CH2- | 3-Méthylthiopropyle | Glucoibervérine |
CHAINE ALIPHATIQUE LINÉAIRE | ||
CH3-CH2- | Ethyl | Glucolépidiine |
ALCÈNE | ||
CH2=CH-CH2- | Prop-2-ényle (Allyle) | Sinigrine |
CH2=CH-CH2-CH2- | But-3-ényle | Gluconapine |
CH2=CH-CH2-CH2-CH2- | Pent-4-ényle | Glucobrassicanapine |
CH2=CH-CH(OH)-CH2- | (2R)-2-Hydroxybut-3-ényle | Progoitrine |
COMPOSÉ AROMATIQUE | ||
![]() |
4-Hydroxybenzyle | (gluco)sinalbine |
BENZOATE | ||
![]() |
2-Benzoyloxy-1-méthyléthyle | Glucobenzosisymbriine |
INDOLE | ||
![]() |
Indol-3-ylméthyle | Glucobrassicine |
Les glucosinolates sont stockés dans les vacuoles avec de l'acide ascorbique où ils restent non actifs tant qu'ils ne rencontrent pas une enzyme, la myrosinase. Celle-ci est localisée dans certaines cellules du phloème ou du mésophylle[4], où elle reste isolée des glucosinolates. Lorsque le tissu de la plante est lésé, la compartimentation est détruite et l'enzyme entre alors en contact avec le glucosinolate et déclenche son hydrolyse. Dans tous les cas, la génine est libérée et se réarrange en fonction du pH. L'explosion de cette "bombe à moutarde"[4] libère un grand nombre de composés très réactifs et à forte odeur :
La nature des produits d'hydrolyse dépend de la nature chimique de la chaîne R, de la présence de réactants (ascorbates) et d'ions ferreux.
Les glucosinolates sont stockés dans toutes les parties de la plante et libérés lors d'une attaque de phytophages. Quand les tissus sont endommagés, les glucosinolates entrent en contact avec la myrosinase et sont hydrolysés en composés actifs, comme les Isothiocyanates, connus aussi sous le nom d'« huile de moutarde ». Beaucoup de ces produits sont toxiques pour les bactéries, champignons, nématodes et insectes. Pour les insectes, les isothiocyanates sont toxiques aussi bien en phase gazeuse, que par contact ou après ingestion.
Il a aussi été démontré que les chenilles légionnaires (Spodoptera eridania) faisaient moins de dégâts sur les pieds de moutarde brune riche en glucosinolate et myrosinase que sur ceux en contenant moins[6]. Plusieurs études ont établi que les isothiocyanates aromatiques avaient une activité insecticide sur les larves et les œufs de charançons[7].
Cependant, le principe de coévolution a permis à certains insectes de s'adapter à ce système de défenses des plantes. Ainsi la piéride de la rave (Pieris rapae) détourne l'hydrolyse du glucosinolate (grâce à une protéine PrNSP) en nitrile qui peut être rejeté dans les fèces et qui est moins toxique. Plutella xylostella désulfate les glucosinolates en métabolites qui ne peuvent plus être utilisés en substrat par la myrosinase. Le puceron du chou (Brevicoryne brassicae) détourne les défenses des plantes en stockant le composé toxique dans son hémolymphe, ce qui le rend à son tour toxique pour son prédateur Adalia bipunctata.
En excès, certains glucosinolates sont toxiques, notamment ceux des choux qui les synthétisent pour se défendre contre les herbivores. Les hommes ont dû commencer à consommer ce produit sous forme de choucroute : les bactéries (Leuconostoc, Lactobacillus spp) qui se développent au cours de la fermentation, dégradent les cellules végétales, relâchant ces molécules soufrées, si bien que la toxicité s'échappe avant consommation. La cuisson des aliments réduit l’activité de la myrosinase, diminuant la possibilité de transformer les glucosinolates en composés actifs toxiques. Les formes de choux actuels ont progressivement été sélectionnées pour être moins riches en glucosinolates, et sont à présent consommables crues[8].
Il a été observé que lorsque des moutons, des lapins ou des bovins absorbaient de grandes quantités de choux ou de colza, ils développaient un hypofonctionnement de la glande thyroïde entraînant goitre, avortements et mort des fœtus[2]. Les produits de dégradation des glucosinolates contenus dans ces plantes sont responsables d'une hypertrophie de la thyroïde, du foie et des reins et d'une élévation du taux de mortalité. Les effets délétères sont plus importants chez les non-ruminants que chez les ruminants et chez les jeunes que chez les adultes. La raison en est que les ions thiocyanates[9] et les ions iodures partagent un certain nombre de propriétés physicochimiques et sont donc en compétition pour leur capture, leur oxydation etc[10].
Une ingestion importante de glucosinolates par les poules accroît leur mortalité et diminue leur production d'œufs, alors qu'elle peut être fatale pour les cochons[11]. Les ruminants sont comparativement plus tolérants à l'ingestion de glucosinolates parce que leur microflore intestinale transforme ces composés et leurs métabolites. Toutefois, des rations alimentaires à forte teneur en glucosinolates ralentissent la croissance des veaux[11].
Lorsque des souris gestantes absorbent dans leur boisson des thiocyanates, on observe chez les souriceaux après le sevrage, une diminution du poids corporel (10 %), du contenu en iode (40 %) et des taux plasmatiques d'hormones thyroïdiennes FT4 et FT3 (18 %)[12].
En Amérique du Nord comme en France, la qualité des colzas s'est beaucoup améliorée ces dernières décennies, avec la sélection de colza « double zéro » 00, à très basse teneur en glucosinolates et dépourvu d'acide érucique. Le colza 00 canadien, qui est en fait une navette pauvre en glucosinolates, a été baptisé « canola ». Aujourd'hui les tourteaux de colza disponibles peuvent être consommés par les vaches laitières sans risque pour leur santé.
À forte dose dans l'alimentation, les glucosinolates sont toxiques et antinutritifs mais à faibles doses, en dessous des seuils de toxicité, leurs produits de dégradation ont des propriétés antifongiques, antibactériennes, anti-oxydantes, antimutagéniques et anticarcinogéniques, toutes bénéfiques.
De nombreuses études se sont intéressées au potentiel bioprotecteur des produits d'hydrolyse des glucosinolates à savoir les isothiocyanates, les nitriles et les thiocyanates. L'enzyme responsable de cette dégradation, la myrosinase, est présente dans la plante mais on la trouve aussi dans la microflore intestinale.
Diverses études[13] ont montré que les résidus de brocoli étendus sur des sols contaminés par un champignon responsable du flétrissement verticillien (Verticillium dahliae), permettait de diviser par 5 les microsclérotes.
L'isothiocyanate d'allyle (ou allylsénévol) a une bonne activité antibactérienne qui est utilisée à des fins de conservation des aliments. Les viticulteurs italiens s'en servent pour créer une atmosphère stérile dans les cuves de moût en fermentation[14], mais ce composé ayant des notes piquantes de moutarde, aucune trace ne doit être présente dans le vin.
Le sulforaphane, un isothiocyanate commun, est capable d’inactiver une bactérie redoutable, Helicobacter pylori. En effet, lorsque celle-ci infecte sur le long terme l’estomac, elle accroit le risque de cancer gastrique. Il a été montré que l’administration de 7,5 μmol/ml de sulforaphane à des souris portant une xénogreffe gastrique humaine est capable d’éradiquer en 5 jours H. pylori[15]. Yanaka et coll. ont montré en 2009, que la consommation de germes de brocoli permettait de réduire significativement l’infection par H. pylori chez les humains. L’équipe a donné à 48 Japonais infectés par la bactérie, 70 grammes de germes de brocoli pendant 8 semaines et l’équivalent en germes de luzerne comme placebo aux témoins et constaté une baisse significative des biomarqueurs de l’infection chez les consommateurs de brocoli et pas chez le groupe témoin[16].
Isothiocyanates | Formules | Le glucosinolate précurseur | Sources alimentaires |
---|---|---|---|
ISOTHIOCYANATES | |||
Sulforaphane | ![]() |
Glucoraphanine R=4-(Méthylsulfinyle)butyle |
Brocoli, choux de Bruxelles, choux-fleurs |
Isothiocyanate de phénéthyle | ![]() |
Gluconasturtiine R=2-Phényléthyle |
Cresson (Nasturtium officinale), racine de raifort (Armoracia rustica) |
Isothiocyanate de benzyle | ![]() |
Glucotropaeoline R=Benzyle |
Choux, cresson alénois (Lepidum sativum), capucine (Tropaeolum) |
Isothiocyanate d'allyle | ![]() |
Sinigrine R=2-Propényle |
Choux, racine de raifort (Armoracia rustica), moutarde, wasabi |
INDOLE | |||
Indole-3-carbinol | ![]() |
Glucobrassicine | Brocoli, choux-fleur |
Plusieurs études épidémiologiques de cohortes[17] suggèrent qu'une alimentation riche en crucifères pourrait protéger contre les risques du cancer du poumon et du cancer colorectal. Mais quelques autres études du même genre n'ayant pas retrouvé cette association, on pense actuellement que l'effet de la consommation de crucifères pourrait être influencée par une capacité individuelle différente, d'origine génétique, à éliminer plus ou moins rapidement les produits d'hydrolyse des glucosinolates[18]. En ce qui concerne le cancer de la prostate, Higdon et coll[18]. (2007) concluent qu'« actuellement, les études épidémiologiques corroborent faiblement l'hypothèse qu'une prise importante de crucifères diminue le risque de cancer de la prostate ».
Les études en cancérologie animale soutiennent, elles clairement, l'hypothèse que la consommation de crucifères joue un rôle protecteur à l'encontre des substances cancérigènes. Elles montrent qu'à forte dose, les isothiocyanates et les indoles induisent des enzymes de "phase II" qui détoxifient les métabolites électrophiles susceptibles d'altérer la structure de l'ADN[2].