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Jean-Louis Yves Marie Le Moigne |
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Philosophe, épistémologie, préfacier |
Jean-Louis Le Moigne, né le à Casablanca et mort le à Paris[1], est un spécialiste français de la systémique et de l'épistémologie constructiviste.
Ses domaines de recherche théorique privilégiés sont les sciences des systèmes, de l'ingénierie, de l'intelligence artificielle. Sa thématique parcourt les sujets de l'organisation, l'information, la décision. Au niveau humain, la cognition et la communication sont au cœur de ses intérêts. Globalement, on peut le qualifier, aux côtés d'Edgar Morin, comme un chercheur des sciences du complexe.
Jean-Louis Le Moigne a développé l'épistémologie constructiviste à travers son ouvrage en trois tomes Le Constructivisme et les épistémologies constructivistes. Il fut d'abord ingénieur, puis professeur des universités.
Jean-Louis Le Moigne est né le à Casablanca[2]: il est l'aîné d'une fratrie de quatre enfants.
Son père, Émile Yves Le Moigne, était un ingénieur, installé au Maroc pendant quelques années pour la réalisation d'un barrage hydraulique, inauguré après 1940. Émile était lui-même le fils d'un officier de Gendarmerie, d'origine paysanne et bretonne, qui avait bénéficié de la promotion sociale qu'autorisaient les institutions de la troisième république après la guerre de 1870. Émile Le Moigne suivit sa scolarité au Prytanée national militaire avant d'intégrer l'École navale et de faire la guerre de 1914-1918 en tant que jeune officier de marine. Sa santé l'obligea à se reconvertir dans le civil : l'armée lui paya une scolarité à Supélec, et c'est en tant qu'ingénieur électricien qu'il fut appelé à contribuer à l'industrialisation électrique du Maroc.
En 1933, la crise économique pousse Émile Le Moigne à rentrer en France métropolitaine, où il poursuit sa carrière d'ingénieur à la Compagnie parisienne de distribution d'électricité (qui fut plus tard absorbée par EDF) avant de la terminer à Saint-Gobain — où il devient spécialiste des questions d'hygiène et de sécurité. De retour du Maroc, Jean-Louis commence à séjourner chaque été sur la terre de ses racines familiales bretonnes (la famille Le Moigne y fera construire une maison après la mort de son grand-père maternel en 1935), avant de retourner à la rentrée au domicile parisien, non loin de la place Clichy. Il fait toute sa scolarité à Paris : d'abord à l'école communale de la rue de Florence à Paris, puis au lycée Chaptal — situé dans le quartier de l'Europe, certes bourgeois, mais proche d'autres quartiers plus excentrés qui à l'époque étaient encore bien plus populaires qu'aujourd'hui, et rendaient donc Chaptal socialement plus diversifié que d'autres grands lycées parisiens. Cet établissement dispense un enseignement austère dans la droite lignée des conceptions héritières de Jules Ferry — et il y poursuit ses études jusqu'en taupe. En somme, il connait à Paris une enfance sans problèmes familiaux ni difficultés scolaires, mais marquée toutefois par une santé fragile, ce qui lui vaut de redoubler sa classe de Mathématiques spéciales et de n'intégrer l'École centrale Paris qu'à l'âge de vingt-et-un ans (comme 5/2), en .
De 1952 à 1956, le jeune élève-ingénieur centralien (promotion 1955) se passionne pour ses études — dont il attend beaucoup —, mais en se gardant bien de ne focaliser son attention sur des questions qui ne seraient qu'exclusivement techniques. On peut résumer sa volonté d'aller au-delà de ce que l'on demande normalement à tout centralien qui s'honore, par un triple engagement hors de la stricte scolarité à l'ECP : un engagement citoyen (c'est l'époque du gouvernement de Pierre Mendès France), un engagement pédagogique et un engagement scientifique. Déjà convaincu à l'époque de la nécessité pour les hommes de s'interroger en permanence sur le sens de ce qu'ils font et, partant, de transformer récursivement leurs actions, il regrette bien souvent le peu de sens critique et de réflexion approfondie concernant le système d'enseignement français. Par exemple, on voit émerger dans son esprit une interrogation qui le faisait encore réfléchir des années plus tard : pourquoi, dans nos écoles d'ingénieurs, n'enseigne-t-on pas les sciences « appliquées » plutôt que les sciences de l'ingénieur (ou de l'ingénierie) ? Prépare-t-on convenablement les ingénieurs de demain en abordant aussi peu ce qui fera l'essentiel de leur quotidien dans la vie active, à savoir la conception de projets complexes en situations complexes pour laquelle l'application des sciences dures (dites « fondamentales ») n'a généralement qu'une utilité secondaire ? Il eut bien souvent l'occasion de s'exprimer sur des questions pédagogiques en général, car il a déjà le goût de l'écriture et de l'engagement : il put notamment exercer — et aiguiser ! — ses talents dans le bulletin des élèves de l'ECP (« bourdonnements ») dont il fut quelque temps le rédacteur en chef.
Cet engagement lui vaut aussi sa première publication « sérieuse » qu'il signe au nom du secrétariat de la JEC — l'une des associations étudiantes dans lesquelles il a milité — à l'âge de 24 ans (dans la revue Économie & Humanisme, fin 1955, aux côtés de l’économiste Alfred Sauvy notamment) : il s'agit d'un article dans lequel il propose avec enthousiasme et conviction une véritable révolution pour l'école — plutôt qu'une ènième réforme ! —, de manière qu'elle prépare ses élèves... à la vie, tout simplement ! Dans ce premier article (« Pour un enseignement qui prépare à la vie », Revue Économie & humanisme no 94, p. 73-81, novembre-), on le voit déjà aborder en filigrane des thèmes qui lui seront familiers par la suite :
Durant cette période de scolarité, il rencontre Maguy (lors de vacances en Bretagne) qu'il n'épouse qu'après son retour, en , de la guerre d'Algérie (il est en effet mobilisé pendant 30 longs mois de service militaire à sa sortie de l’École Centrale), et avec qui il aura 3 enfants (nés en 1960, 1963 et 1965). On peut dire que Maguy a été un soutien affectif et matériel fondamental et indispensable, sur lequel Jean-Louis a toujours pu compter.
Le jeune ingénieur, au moment d’entrer dans la vie active, s'intéresse de près à la recherche opérationnelle, une « nouvelle science » qui se développe depuis peu et qu'il a découvert en 1954 : elle semble relever de nouveaux défis dans le domaine de l'aide à la décision. La compagnie pétrolière Shell-France l'embauchera à son retour d'Algérie et lui permettra de vivre cette passion en intégrant son équipe de calcul économique et de R.O. après une période de « mise à l'épreuve » dans un service de R&D sur les lubrifiants-moteurs. Il vit cette période avec enthousiasme et progresse rapidement dans la hiérarchie de la compagnie : à 35 ans, il est responsable du Plan Central de Shell-France ; il sera nommé ensuite Directeur de l'organisation logistique pour l'ensemble de la région Sud-Ouest en 1967. Le développement et l'utilisation quotidienne des modèles de R.O. constituent pour lui une expérience grisante, bien qu'il soit conscient du fait que ce ne sont que des modèles parmi tant d'autres qu'il reste encore à imaginer pour aider les responsables d'entreprises à décider en situation complexe.
En 1970, le PDG de Shell-France, qui connaît et apprécie son esprit critique et créatif, lui propose de tenter l'aventure de l'enseignement des « nouvelles sciences du management » à l'Université. Cette proposition si singulière doit être comprise dans son contexte, après les « évènements » de : le ministère de l’Éducation Nationale cherche à faire se rencontrer fructueusement le monde des étudiants, des universitaires et de l’entreprise. Il a donc l’idée d’irriguer l'enseignement universitaire par les réflexions que des responsables d'entreprise de haut niveau auraient pu tirer de leur expérience professionnelle et crée pour ce faire un statut de « professeur associé » dans les universités françaises, avec le soutien de la Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises (FNEGE) (la, dont la création a été appuyée notamment à l’époque par le patronat français). Jean-Louis Le Moigne accepte de tenter l’aventure. Il commence par suivre un programme international de formation aux États-Unis — à Harvard et à la Sloan School of Management du MIT — en 1970-1971[3], où il rencontrera notamment les professeurs Z. Zannetos et Herbert Simon. De retour d'Amérique, il est nommé « professeur-associé » en à l'Université d'Aix-Marseille III. En cohérence avec ses activités scientifiques, Jean-Louis Le Moigne convainc les présidents des universités d’Aix-Marseille II et d’Aix-Marseille III de créer une formation commune, la MMIAGE (Maîtrise des Méthodes Informatiques Appliquées à la Gestion des Entreprises) d'Aix-Marseille dont il prend la direction à sa création en 1985. La portée scientifique, l'originalité et la diffusion nationale et internationale de ses travaux de recherche lui permettent d'être intégré définitivement dans le corps des professeurs d'université en
Cofondateur puis directeur du GRASCE (lors de sa création, ce sigle signifiait Groupe de recherche en analyse de système et calcul économique, mais lorsque Le Moigne en prendra la direction, il proposera de le faire devenir au début des années 1990 le Groupe de recherche sur l'adaptation, la systémique et la complexité économique — ce laboratoire a toujours été une Unité de recherche associée au CNRS, qui a énormément produit en recherche théorique mais aussi en recherche-action en relation avec le monde des entreprises) à l'Université d'Aix-Marseille III, membre actif de l'Association française pour la cybernétique économique et technique (AFCET) et de nombreux comités scientifiques et d'organisation de revues de recherche de diffusion internationale et de congrès scientifiques internationaux, fondateur et président de l'Association européenne pour la modélisation de la complexité (AEMCX) (aujourd'hui associée avec l'Association pour la pensée complexe présidée par Edgar Morin au sein du réseau « Intelligence de la complexité »), cofondateur et président du club épistémologie de l'Université d'Aix-Marseille III, fervent animateur de groupes de réflexion destinés aux dirigeants et managers d'entreprises, Jean-Louis Le Moigne ne s'est pas contenté de développer des problématiques de recherche originales et prometteuses : il a aussi fourni une énergie considérable pour favoriser la diffusion et l'application de ces recherches dans les domaines les plus divers. Avant son départ à la retraite fin 1997, l’institution lui a attribué le titre de professeur émérite des universités.
Il meurt le , à l'âge de 91 ans[4].
Ses domaines de recherches privilégiés sont repérables aux travers des titres de ses principaux ouvrages et articles[5].
Jean-Louis Le Moigne a développé l'épistémologie constructiviste à travers son ouvrage en trois tomes Le Constructivisme et Les Épistémologies constructivistes[6].
Au cours des 25 années pendant lesquelles il aura été enseignant-chercheur, les thèmes de recherche de Jean-Louis Le Moigne ont sensiblement évolué.
Jean-Louis Le Moigne est d’abord marqué par une longue expérience professionnelle dans le monde de l’entreprise, dans le domaine de la Recherche Opérationnelle et de l'informatique de gestion : il était donc tout à fait naturel que ses premières recherches portent sur les Systèmes d'Information et de Décision dans les organisations socio-économiques. Comment les systèmes informatiques (et les systèmes d’information dont ils ne sont qu’une composante) peuvent-ils être conçus et utilisés afin d’améliorer les processus de décision dans les organisations ? Quels rapports entretiennent donc les systèmes d’information et les systèmes de décision ? Mais ces premières réflexions — qu'il continuera à développer par la suite — le conduisent à s’interroger sur la notion de « système » elle-même : s'il existe bel et bien à ce moment-là un « état de l'art » alléchant sur la question — des « approches systémiques » de divers phénomènes sociaux ou techniques à l’analyse de système qui se répand dans le milieu des ingénieurs —, on ne peut toutefois pas conclure à l'existence d'une véritable « théorie des systèmes »... Un nouveau programme de recherche s'amorce ainsi.
Jean-Louis Le Moigne s'efforce de présenter la théorie des systèmes comme une méta-théorie : une théorie de la modélisation (par contraste avec l'analyse) qui consiste à théoriser ses actions (à réfléchir pour mieux agir) comme et par un système en général. La construction de cette méta-théorie lui permet notamment de mieux rendre compte des phénomènes informationnels et décisionnels qui l'intéressent toujours vivement — en exploitant avec bonheur les hypothèses de « rationalité procédurale » et de « système de traitement d'information », défendues par Herbert Simon. Au terme de cette réflexion, les systèmes n’apparaissent pas comme étant une propriété spécifique à l’objet étudié, mais comme une représentation commode et pragmatiquement utilisable pour l’action — un méta-modèle, un outil de modélisation qui est plus dans la tête du modélisateur que dans la réalité qu’il modélise... De nouvelles perspectives de réflexion et de recherche s'ouvrent alors.
La construction de la science des systèmes l'incite en effet à poursuivre ses recherches dans plusieurs directions.
Primo, la théorie des systèmes doit chercher ses fondements épistémologiques ailleurs que dans les orthodoxies positivistes : contrairement à ce qu’affirmait avec enthousiasme Ludwig von Bertalanffy en 1968 (« les systèmes sont partout ! »), nul ne peut démontrer l’existence positive ou objective des systèmes. Pourtant, ce concept peut être considéré comme suffisamment pertinent pour constituer une connaissance « actionnable », pour lier les savoirs et les faires. Il faut donc argumenter et développer des épistémologies alternatives — les épistémologies constructivistes. Ces investigations épistémologiques le conduiront notamment à rencontrer la pensée de Jean Piaget (mais aussi celles, entre autres, de Paul Valéry, Giambattista Vico ou Léonard de Vinci...) et à explorer la riche expérience épistémologique accumulée par les structuralismes.
Secundo, la théorie des systèmes est susceptible de rendre compte des démarches « ingeniériales » en général — l'utilisation de la cybernétique par les ingénieurs en est un témoignage. Les « nouvelles sciences » de l'ingénierie trouvent ainsi de sérieux fondements épistémologiques dans le constructivisme. Cette perspective théorique se conjugue à merveille avec la démarche originale de Herbert A. Simon, qui considère la science des systèmes comme une science de l'artificiel : l'économie, les sciences de gestion, la théorie des organisations (et tant d'autres « nouvelles sciences »...) partagent selon lui peu de points communs avec les sciences de la nature (qui interrogent la réalité à partir de l’hypothèse de nécessité des phénomènes observés), et gagnent en revanche à être appréhendées à la manière des sciences de l'ingénieur — ces sciences qui ont pour but de construire des artefacts évolutifs et contingents aux finalités pour lesquels ils ont été conçus par l’esprit humain, de mettre en œuvre des projets humains pour l'action humaine.
Tertio, la construction de la science des systèmes vise à rendre compte de phénomènes complexes — irréductibles à un modèle analytique, causaliste, déterministe, simple — en perpétuelle évolution. Jean-Louis Le Moigne s'approprie ici avec enthousiasme le « paradigme de la pensée complexe » que cherche à élaborer Edgar Morin depuis 1972, en privilégiant l'hypothèse d'auto-éco-ré-organisation des phénomènes complexes : la théorie des systèmes est en effet une méthode de modélisation qui permet de rendre compte du caractère fondamentalement téléologique, irréversible et récursif des phénomènes auto-organisés, auxquels le modélisateur attribue un certain degré d'autonomie. On débouche ainsi sur ce que Jean-Louis Le Moigne appelle son « Triangle d'or », le triptyque référentiel fondamental dans lequel il puise une inspiration sans cesse renouvelée : Edgar Morin, Jean Piaget et Herbert Simon.
Par ailleurs, il a documenté la querelle des déterminismes (positivisme vs constructivisme) et la dispute des épistémologies constructivistes (projectivismes génétique de Jean Piaget, ingéniérial de Herbert A. Simon, complexe d'Edgar Morin).
Selon ses propres dires, il a été essentiellement inspiré par Edgar Morin, Jean Piaget, Herbert Simon, Gaston Bachelard et Yves Barel. On doit également citer les trois V : Giambattista Vico, Paul Valéry et Léonard de Vinci, auxquels il se réfère souvent.
Pour une bibliographie plus complète, notamment pour les articles dans diverses revues ou colloques, voir la rubrique « Sources ».