La Jalousie | |
La maison du narrateur se trouve dans une plantation de bananiers | |
Auteur | Alain Robbe-Grillet |
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Pays | France |
Genre | Roman |
Éditeur | éditions de Minuit |
Collection | Minuit |
Date de parution | |
Nombre de pages | 218 |
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La Jalousie est le quatrième roman d'Alain Robbe-Grillet, publié en 1957 aux Éditions de Minuit. Il bénéficia d'emblée d'un accueil favorable, contrairement à ses œuvres précédentes, qui appartenaient toutes aussi au mouvement du Nouveau roman. Il sera traduit en 30 langues[1].
Le schéma du livre pourrait être celui, classique, du triangle amoureux : une femme, A…, un homme, Franck, qui pourrait être son amant, et un narrateur omniprésent et à la fois inexistant, apparemment objectif et comme dépourvu d'affects, dont l'absence est perpétuellement présente dans toutes les scènes du livre. Ce narrateur qu'on peut, au vu du titre, imaginer être le mari, détaille de façon scrupuleuse et obsessionnelle, en empruntant à la langue de la géométrie et de la physique, les gestes et échanges des deux personnages ainsi que leur environnement, une maison coloniale sur une plantation de bananiers. Le récit, divisé en neuf sections non numérotées, n'est pas chronologique mais fonctionne sur le mode de la reprise, conformément à cette évocation à signification manifestement méta-poétique d'un « air indigène » qu'on trouve au centre du livre :
« Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si parfois les thèmes s'estompent, c'est pour revenir un peu plus tard, affermis, à peu de chose près identiques. Cependant ces répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arrière, peuvent donner lieu à des modifications - bien qu'à peine sensibles - entraînant à la longue fort loin du point de départ. »
— (p.101)
Jalousie fait référence à la fois au sentiment qu'éprouve le narrateur pour sa femme A… et au volet à travers lequel il l'épie. L'auteur joue avec les deux sens du mot : la jalousie est une passion pour qui rien jamais ne s’efface : chaque vision, même la plus innocente, y demeure inscrite une fois pour toutes tandis que la jalousie est une sorte de contrevent qui permet de regarder au dehors et, pour certaines inclinaisons, du dehors vers l’intérieur ; mais, lorsque les lames sont closes, on ne voit plus rien, dans aucun sens.
Dans La Jalousie, Robbe-Grillet revisite le topos du triangle amoureux. À la lecture du titre, le lecteur, rompu à la lecture de romans traditionnels, s'attend à être plongé dans une intrigue passionnelle pleine d'effusions et de grands sentiments. Le titre justifie une attente qui va être déçue. En effet, Robbe-Grillet s'attaque dans La Jalousie, comme dans ses romans précédents à l'analyse psychologique qui fonde le roman traditionnel et la littérature bourgeoise. Nous n'aurons pas ici d'explications sur les motifs, les intentions, les sentiments, le ressenti des personnages. Mais ce qui fait la nouveauté de La Jalousie, ce qui en fait un roman littérairement révolutionnaire, c'est le choix narratif. Contrairement à ses romans antérieurs, dans lesquels subsistait un univers objectif, Robbe-Grillet fait le choix dans La Jalousie du point de vue interne. Tout ici est raconté du point de vue d'un narrateur jaloux qui épie sa femme A… qu'il soupçonne de vouloir le quitter pour Franck, l'autre personnage masculin du roman. Mais le narrateur bien qu'il soit apparemment absent, bien qu'il ne se nomme jamais dans le texte est en fait hyperprésent. Le roman est la transcription de sa conscience. Nous sommes donc prisonniers d'une vision partiale et partielle de la réalité. Partielle parce que nous ne pouvons nous fonder que sur le point de vue du narrateur. Partiale parce que celui-ci est prisonnier d'une jalousie pathologique qui modifie son regard sur les objets et les êtres qui l'entourent. Il serait donc vain de dégager du roman une chronologie linéaire tant nous sommes empêtrés dans la conscience et dans le temps intérieurement vécu du narrateur. Néanmoins, il est possible de dégager une structure ternaire qui correspond au déroulement des évènements. L'intrigue se divise alors en trois temps: le temps qui précède le voyage en ville de Franck et de A…, le temps qui correspond au voyage lui-même et le temps qui s'écoule du retour de A… à la clôture du roman.
Le narrateur : Il n'est jamais mentionné dans le texte et il ne se nomme jamais. Pourtant, nous savons dès les premières pages du roman que ce que nous lisons, que les évènements ici racontés le sont à travers le point de vue d'un narrateur jaloux qui épie sa femme A… Mais ce regard est un regard malade qui porte sur les choses et les êtres qui l'entourent une attention obsessionnelle signe d'une pathologie. Pourtant, jamais le narrateur ne s'interroge sur lui-même (ce qui est un signe du caractère maladif de la jalousie qui l'affecte, puisque n'étant pas conscient de sa jalousie, il ne s'analyse pas. Sa jalousie ne s'exprime pas intérieurement mais extérieurement, dans le regard qu'il porte sur les choses.) jamais non plus l'auteur n'intervient pour nous donner des explications, pour esquisser une analyse. Tout ce que nous pouvons dire du narrateur et de sa psychologie, nous le déduisons de ses faits et gestes relativement limités et surtout de ses regards. S'il renonce à l'analyse psychologique, Robbe-Grillet ne renonce donc pas à la psychologie. Au contraire de ce qu'on a pu dire, La Jalousie est un roman hyper-psychologique et hyper-humain. Ce constat balaye d'emblée toute analyse qui verrait dans La Jalousie un roman objectal ou qui ferait du regard du narrateur un regard objectif alors que ce regard est complètement distordu par la jalousie qui l'affecte. D'autre part, le narrateur n'agit pas. Ses seuls gestes se limitent à se déplacer dans la maison, à changer de pièces et à observer sa femme, observation qui s'effectue souvent à travers les jalousies des fenêtres. Il ne parle presque pas. Il assiste impuissant à ce qu'il croit être le début d'une relation adultère. Cela a amené certains critiques à voir dans ce narrateur une sorte de monstre muet. Cette interprétation ne semble pas convaincante. En effet s'il agit peu, le narrateur n'est pas moins constamment présent par son regard et sa pensée dont le texte constitue la transcription mais aussi par sa présence physique qui si elle n'est pas explicitement mentionnée est soulignée à travers un certain nombre de détails, comme le troisième fauteuil disposé sur la terrasse qui est celui du narrateur. D'autre part il arrive que le narrateur parle comme c'est le cas au début du roman lorsqu'il s'oppose à Franck au sujet du camion et de la nécessité ou pas d'en changer. Loin d'être un monstre, loin d'être une sorte de cas purement littéraire qui ne serait pas concevable dans la réalité, ce narrateur est réel et sa psychologie obéit à un mécanisme pathologique. Le narrateur est un malade. Il souffre probablement d'une névrose obsessionnelle et est certainement atteint d'une timidité extrême d'où son impuissance psychologique. Il est possible aussi qu'il soit atteint d'impuissance sexuelle. Tout au long du roman il cherche à distinguer dans les moindres paroles, dans les moindres détails des signes qui viendraient étayer ses soupçons. La jalousie dont il souffre ne correspond pas à une réalité objective mais à une construction mentale subjective. Dans tout le roman il va chercher à objectiver sa vision jalouse des évènements. C'est ainsi que la lettre qu'A… écrit, les propos assurés de Franck, ou les alliances similaires que portent A… et Franck passeront à ses yeux pour des signes de connivence entre les deux et justifieront sa jalousie. C'est ainsi que la vision obsessionnelle qu'a le narrateur de l'écrasement du mille-pattes sera l'objectivation de sa jalousie et la symbolisation du coït adultérin. La violence du narrateur ne pouvant pas s'exprimer verbalement est complètement refoulée et c'est ce refoulement qui entraîne une distorsion du regard. Ce roman est donc l'histoire d'une conscience pathologique et distordue. Cet homme-narrateur souffre et nous souffrons avec lui.
Franck : Il est impossible de fournir une analyse véridique de la psychologie des autres personnages du récit puisqu'ils sont vus à travers le regard d'un malade. Ce qui importe est justement la vision que le narrateur se fait des autres personnages et de Franck en particulier. Ce personnage dans la vision qu'en a le narrateur est une sorte de double inversé. Franck est une sorte d'anti-narrateur. Bien entendu, cette dichotomie est renforcée par la jalousie qu'éprouve le narrateur à son égard. On sent tout de suite l'inimitié qu'éprouve le narrateur à son égard. Mais cette inimitié reste purement intérieure. Elle n'est jamais exprimée si ce n'est qu'à travers des visions comme c'est le cas lorsque le narrateur imagine la voiture de Franck dévorée par des flammes. Si le narrateur n'agit pas et ne cherche pas à s'opposer à Franck c'est parce qu'il a peur en agissant de précipiter le départ de sa femme. D'autre part il apparaît que Franck a le dessus. Contrairement au narrateur, Franck parle beaucoup dans le roman et cherche à s'attirer les faveurs de A… Les rares descriptions physiques que fait le narrateur nous le montre comme quelqu'un de robuste, de fort. Il est entreprenant. Il a confiance en lui. C'est lui qui écrase le mille-pattes. Franck est tout ce que le narrateur n'est pas. Il symbolise la puissance, la force, la séduction. Néanmoins, cette image sera écornée à la fin à la satisfaction du narrateur, lorsque A… dira à propos de Franck et à la suite du voyage en ville qu'ils ont effectué ensemble : « Dommage que vous soyez un si mauvais mécanicien », allusion assez claire à une relation adultère entre les deux qui aurait déçue A… à cause de l'impuissance sexuelle de Franck. Franck est donc l'objet de la jalousie du narrateur. Mais il est aussi le double inversé de celui-ci.
A… : Une lettre. Pas de prénom. Pas de nom. Pas d'âge. Nous savons peu de choses d'A… Elle parle peu lors des repas. Nous la voyons s'habiller, nous la voyons écrire à son bureau, nous la voyons à la vitre de la voiture de Franck. Le désir qu'éprouve le mari-narrateur pour sa femme A… est manifeste. Il se cristallise particulièrement sur une partie du corps de A…:sa chevelure noire décrite avec une très grande minutie. Le narrateur cherche dans les gestes de A… la preuve de ce qu'il soupçonne. Il craint par-dessus tout qu'A… le quitte. Cette crainte paraît en partie fondée si l'on observe certains gestes de A… qui témoignent d'un certain bovarysme et d'un certain ennui quand elle se retrouve seule avec le narrateur en l'absence de Franck. Il est aussi évident que le narrateur ne veut pas être surpris par A… lorsqu'il la regarde. C'est pour cela que lorsque celle-ci tourne la tête vers lui il s'empresse de changer la direction de son regard pour le fixer sur un élément matériel comme un pilier de la maison ou la bananeraie qui entoure la maison. A… pourtant est loin d'être timide ou renfermée puisqu'elle participe aux conversations avec Franck et puisqu'elle affiche sa liberté notamment quand elle affirme à Franck que cela ne la choque pas qu'une femme couche avec des nègres. A… est donc objet de désir pour le narrateur, désir qui s'exprime à travers le voyeurisme de celui-ci mais aussi objet de soupçons puisque le narrateur la soupçonne de céder à la séduction de Franck et même peut être de chercher à séduire celui-ci.
Christiane : Femme de Franck, elle représente la mère inquiète pour la santé de son fils. Elle-même semble de santé fragile, elle ne supporte pas le climat chaud et humide. Elle est peut-être jalouse de A…. lui faisant remarquer que des vêtements moins ajustés permettent de mieux supporter la chaleur. Lorsque A…. a toujours le désir de fuir la maison pour la ville et ses commerces, Christiane y trouve refuge.
Un article de Sartre « Une idée fondamentale de Husserl : l'intentionnalité » paru dans la NRF en 1939, peut s'appliquer parfaitement à La Jalousie et à la conscience du narrateur du roman, même s'il lui est bien antérieur. Tout ce texte peut être relu comme une analyse du roman. Ou alors c'est le roman qui peut être lu comme une illustration particulièrement pertinente du texte de Sartre. En effet, dans le roman, toute la conscience du narrateur est tournée vers les choses et sa jalousie ne s'exprime pas ailleurs que dans les choses. Toute son intériorité s'éclate dans les choses que son regard dissèque et module selon ses fantasmes et au gré de ses accès de jalousie pathologique. L'intériorité du narrateur est annihilée, sa vie intérieure est nulle et c'est sur les choses, sur la surface du monde que se portent ses affects, ses fantasmes et ses obsessions. Il est d'ailleurs curieux que Sartre ait par la suite condamné le nouveau roman et Robbe-Grillet en particulier au nom de l'engagement alors que ses premiers textes philosophiques s'appliquent parfaitement au nouveau roman. D'autre part contrairement à ce qu'a cru Sartre et comme l'a montré Robbe-Grillet, loin d'être désengagé, le nouveau roman en s'attaquant à la littérature bourgeoise est révolutionnaire.