Le Fidèle Jean | |
Illustration de Hermann Vogel | |
Conte populaire | |
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Titre | Le Fidèle Jean |
Titre original | Der treue Johannes |
Aarne-Thompson | AT 516 |
KHM | KHM 6 |
Folklore | |
Genre | Conte merveilleux |
Pays | Allemagne |
Versions littéraires | |
Publié dans | Frères Grimm, Contes de l'enfance et du foyer |
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Le Fidèle Jean (en allemand : Der treue Johannes) est un conte populaire de type ATU 516. Il figure depuis la 2e édition de 1819 dans les Contes de l'enfance et du foyer des frères Grimm et est codifié KHM 6. Dans la 2e édition, son titre était Der getreue Johannes (même sens).
Un roi mourant fait promettre à son fidèle serviteur Jean de s'occuper de l'éducation de son jeune fils comme un père adoptif, et de lui montrer toutes les pièces du château sauf la dernière, dans laquelle se trouve le portrait de la fille du roi au Toit d'or. Le fils du roi le force à enfreindre l'interdiction et, dès qu'il aperçoit le portrait, tombe évanoui devant la beauté de la princesse représentée. Il décide de risquer sa vie pour l'obtenir, et exige du fidèle Jean qu'il l'assiste. Celui-ci fait fondre tout l'or du trésor royal pour en faire de la vaisselle et des ustensiles précieux, qu'ils chargent sur un navire. Le prince et Jean, déguisés en marchands, parviennent dans la ville où vit la fille du roi au Toit d'or. Le fidèle Jean parvient à entraîner la princesse à bord du navire, sous prétexte de lui montrer les objets d'or. Le prince fait larguer les amarres, et la princesse ne réalise la situation qu'une fois en pleine mer. Le prince lui déclare son amour, que la princesse accepte.
Le fidèle Jean, assis à la proue, entend converser entre elles trois corneilles, dont il comprend le langage. La première évoque un cheval roux, qui emportera à jamais le prince si celui-ci le monte ; il sera sauvé s'il abat le cheval, mais celui qui l'en aura informé sera changé en pierre des orteils aux genoux. La seconde parle d'une chemise de marié qui brûlera le prince s'il la porte : celui qui le lui dira sera changé en pierre des genoux jusqu'au cœur. La troisième annonce que la jeune reine tombera comme morte en dansant à son mariage : il faudra tirer trois gouttes de sang de son sein droit et les recracher pour la faire revivre, mais celui qui le dira au prince sera pétrifié des pieds à la tête.
Les événements annoncés se produisent, et le fidèle Jean s'interpose à chaque fois lui-même pour éviter le malheur. Il n'explique pas sa conduite étrange, ce qui lui vaut d'être suspecté et calomnié par les autres serviteurs. Le jeune roi prend sa défense, jusqu'à la scène du bal fatal : cette fois, il entre en colère et fait jeter son serviteur en prison, pour le faire pendre le lendemain.
Debout devant la potence, Jean explique enfin sa conduite. Le roi, ému, va le gracier, mais à ce moment Jean tombe, changé en pierre. Le roi et la reine, qui savent désormais ce qu'ils lui doivent, en restent inconsolables. La statue de pierre est placée dans la chambre à coucher royale.
Peu après, la reine donne naissance à des jumeaux. Un jour que le roi se lamente, seul devant la statue, sur le sort de son serviteur, la statue se met à parler, et lui dit que Jean revivra si le roi tranche la tête de ses enfants et enduit la statue de leur sang. Le roi hésite mais obéit : Jean se tient à nouveau, bien vivant, devant lui. Il replace aussitôt la tête des enfants sur leurs épaules, et ils se remettent à jouer comme si de rien n'était. Au retour de la reine, le roi, qui a caché Jean et les enfants dans une armoire, lui annonce qu'il sera possible de le ressusciter en sacrifiant leurs enfants. La reine est saisie d'effroi, mais considérant ce que Jean a fait pour eux, elle accepte. Le roi alors ouvre l'armoire, en fait sortir les enfants[1] et le fidèle Jean, et lui explique toute l'aventure. Ils vivront désormais heureux jusqu'à leur mort.
Les frères Grimm ont noté que le conte provient « de Zwehrn » (donc probablement de Dorotea Viehmann) ; ils mentionnent une autre version « de Paderborn » (famille von Haxthausen), dans laquelle les personnages sont Joseph, le fils d'un roi, et Roland, fils d'un pauvre paysan et filleul du roi, nés le même jour et qui se croient frères. Une troisième version mentionnée, Le fidèle Paul, provient des Contes pour la maison de Johann Wilhelm Wolf.
Les Grimm considèrent qu'il s'agit manifestement de l'histoire d’Amicus et Amelius ; ils la comparent aussi avec le Hildebrandslied (IXe siècle), et avec Le pauvre Henri (Der arme Heinrich), roman courtois du XIIe siècle réédité en 1815 par Hartmann v. d. Aue. Ils mentionnent également, entre autres, une Légende d'Oney enfant, et le thème plus éloigné des Deux Frères (KHM 60).
Le conte-type AT 516, dont la première version littéraire connue est le conte du Corbeau de Giambattista Basile (Pentamerone, IV.9), s'est rapidement répandu dans toute l'Europe, et jusqu'en Inde ou en Sibérie ; on le retrouve en Corée, en Afrique du nord et en Amérique. Eric Rösch a publié en 1928 une monographie présentant une revue de ses nombreuses variantes, dont une forme originelle est apparue dans le sud de la Hongrie à partir du XIIe siècle. À la suite de Rösch, on distingue les versions « maritimes » des versions « terrestres », dans lesquelles la princesse est retenue prisonnière par son père par des moyens magiques, et libérée grâce à une sorte de cheval de Troie ; les présages peuvent se rencontrer dès le voyage aller, ou encore la princesse peut être à nouveau enlevée et doit être libérée une fois encore.
Le noyau de l'intrigue consiste en l'évitement des périls grâce à l'auxiliaire. Le thème de l'amour à distance avec enlèvement de la fiancée figure dans le poème de Skírnismál (Edda poétique) ; l'enlèvement grâce à la ruse des marchandises à bord d'un navire, qui apparaît déjà dans Hérodote[2], est repris dans nombre d'œuvres du Moyen-Âge. Le thème du prince sauvé apparaît dans le Kathāsaritsāgara de Somadeva et dans des récits indiens à propos de sauveurs suspectés, comme Ichneumon dans le Tantrākhyāyika, ainsi que chez Pausanias.
Pour le thème de la nuit de noces dangereuse et de la pétrification, on comparera avec l'histoire de Tobie, fils de Tobit, avec celle de la femme de Loth, ou celle de Niobé. L'épisode du sacrifice évoque, outre l'histoire biblique d'Abraham et de son fils Isaac, Le Pauvre Henri (Der arme Heinrich) de Hartmann von Aue, La Légende dorée (ch. 12) et Ami et Amile, plutôt que le récit souvent mentionné du Vīravara. Christine Shojaei Kawan a signalé en particulier les similitudes avec Ami et Amile, qui a pu influencer fondamentalement l'évolution du conte. L'épisode de l'enlèvement de la princesse, relativement absurde dans la mesure où le prince est un prétendant acceptable, est plus rare dans les versions orales « terrestres » ; celui du sacrifice des enfants est souvent atténué (un remède peut être fourni à l'avance, ou bien quelques gouttes de sang, ou encore le simple consentement au sacrifice, s'avèrent parfois suffisants)[3]. Le thème du sang comme remède apparaît dans des légendes du Moyen-Âge, ainsi que dans Rosella de Basile.
L'amour à distance, ou amour à la vue d'un portrait, est un motif récurrent. Comme Kawan, Hans-Jörg Uther regrette que beaucoup d'interprètes applaudissent sans esprit critique la « mentalité du sang et de la fidélité », sans explorer davantage l'arrière-plan historique et social d'une société de chevalerie guerrière[4].
L'auxiliaire porte souvent le nom de Jean (Johannes) dans les versions européennes, ce qu'on a pu mettre en relation avec Jean le Baptiste ou Jean l'Évangéliste[3]. Les frères Grimm en étaient sans doute conscients, puisqu'ils ont conservé ce nom. Le fait qu'il s'agisse ici d'un vieux serviteur sublime en tout cas l'érotisme caché de l'histoire de l'amour à trois ; il est souvent un frère du héros (voir Le Roi Grenouille ou Henri de Fer, Ferdinand-le-fidèle et Ferdinand-l'infidèle, Jean-de-fer. Au niveau du contenu, le texte des Grimm ne s'est pas modifié, jusqu'à la dernière édition.
L'intrigue est proche de celle du conte Le Corbeau de Giambattista Basile (Pentamerone IV,9) ; le thème du sang rappelle Rosella (même recueil, III,9). Le thème du vêtement mortel évoque le mythe grec de la tunique de Nessus, cadeau empoisonné de Déjanire à Héraclès.