Paradoxe de la tolérance

Le paradoxe de la tolérance est un concept philosophique qui fut introduit pour la première fois sous ce nom par Karl Popper en 1945 dans La Société ouverte et ses ennemis[1], bien que d'autres auteurs avant lui avaient déjà exploré les limites de la tolérance.

Popper et le paradoxe

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Vol. 1 de La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper, publié en 1945.

L'œuvre de Popper dans laquelle apparaît ce concept critique à la fois le fascisme (premier tome) et le marxisme (second tome). Comme ce dernier l'écrit dans la préface de son ouvrage en 1978[2], son livre « est une attaque contre le totalitarisme et la tyrannie sous toutes leurs formes, qu'elles soient de droite ou de gauche ».

Le « paradoxe de la tolérance » est mentionné dans la note 4 du chapitre 7 (Le principe d'autorité) de La Société ouverte et ses ennemis, parmi d'autres paradoxes formulés par Platon[note 1]dans le cadre de son apologie du « despotisme bienveillant ».

Pour Platon, il vaut mieux s'en remettre, pour la question de la tolérance, au régime autocratique d'un « philosophe-roi » éclairé plutôt qu'à la règle de la majorité. Karl Popper vise dans cette note à expliquer pourquoi Platon se trompe : il montre que la tolérance est mieux assurée dans les démocraties libérales et rejette l'idée selon laquelle la « volonté du peuple » aurait vraiment du sens en dehors d'elles.

Popper affirme que si une société est tolérante sans limite, sa capacité à être tolérante est finalement détruite par l'intolérant. Il la décrit comme l'idée apparemment paradoxale que « pour maintenir une société tolérante, la société doit être intolérante à l'intolérance. » et développe cela en écrivant : « Je n'implique pas, par exemple, que nous devions toujours supprimer l'énoncé des philosophies intolérantes ; tant que nous pourrons les contrer par des arguments rationnels et les contrôler par l'opinion publique, la suppression serait très imprudente. Mais nous devons revendiquer le droit de les supprimer si nécessaire, même par la force. »

Il note que « … la tolérance illimitée ne peut que conduire à la disparition de la tolérance. Si nous accordons une tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre les assauts des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux… Avec cette formulation, je ne veux pas dire, par exemple, que nous devrions toujours réprimer les philosophies intolérantes ; tant qu'il nous est possible de les contrer par des arguments rationnels et de les tenir en échec grâce à l'opinion publique, les interdire ne serait certainement pas judicieux. Mais nous avons intérêt à revendiquer le droit de les réprimer si nécessaire, même par la force ; car il se peut fort bien qu'ils n'acceptent pas la confrontation d'arguments rationnels, et dénoncent d'emblée toute argumentation ; ils risquent d'interdire à leurs adeptes d'écouter toute argumentation rationnelle, parce qu'elle serait trompeuse, et de leur apprendre à répondre aux arguments en faisant usage de leurs poings ou de leurs pistolets. Nous devons donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer les intolérants. Nous devrions affirmer que tout mouvement prêchant l'intolérance se place hors la loi, et considérer comme criminelle l'incitation à l'intolérance et à la persécution, de la même manière que nous considérerions comme criminelle l'incitation au meurtre, à l'enlèvement, ou à la relance de la traite des esclaves »[3].

Popper revient sur le paradoxe de la tolérance dans sa conférence « Tolérance et responsabilité intellectuelle » à l'université de Tübingen en 1981[4].

Notes et références

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  1. Popper fait référence au paradoxe de la liberté (La République, 562b-565e) : 562c : "Mais n'est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême [la liberté] qui perd cette dernière? … "[N]'est-ce pas le désir insatiable de ce bien [la liberté], et l'indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l'obligation de recourir à la tyrannie?" 563d/e : "Et ils en viennent à la fin … à ne plus s'inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître… Eh bien ! mon ami, repris-je, c'est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense." République, 564a : " Ainsi, l'excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l'individu et dans l'État… Vraisemblablement, la tyrannie n'est donc issue d'aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d'une extrême et cruelle servitude." République, 565c/d : "Maintenant, le peuple n'a-t-il pas l'invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance? … Il est donc évident que si le tyran pousse quelque part, c'est sur la racine de ce protecteur [chef du parti démocratique] et non ailleurs qu'il prend tige".

Références

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  1. (en) Karl Popper, The Open Society and Its Enemies, Routledge, (1re éd. 1945), 760 p. (ISBN 978-1-136-70032-3, lire en ligne), p. 581.
  2. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis : L'ascendant de Platon, t. 1, Editions du Seuil, (ISBN 978-2020051361), p. 11-13
  3. (en) The Open Society and Its Enemies: The Spell of Plato; chapitre VII, section II, [Popper, Karl R. (2013). The Open Society and Its Enemies. Alan Ryan (New one-volume ed.). Princeton. (ISBN 978-0-691-15813-6). (OCLC 820118585).
  4. Tolérance et responsabilité intellectuelle, trad. M.-F. Folcher et M.-V. Howlet, Toulouse, CNDP, 1990.

Bibliographie

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Articles connexes

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Liens externes

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