Peuple déicide est une expression antijuive chrétienne pour désigner l'ensemble du peuple juif comme responsable de la mort de Jésus[1]. L'adjectif « déicide » signifie littéralement « meurtrier de Dieu ». Ce terme est formé à partir de deux mots latins : la racine Deus (« Dieu ») et le suffixe -cide, correspondant au verbe caedere (« tuer »). L'accusation de « déicide », c'est-à-dire le fait d'avoir « assassiné Dieu » en la personne de Jésus-Christ, remonte au moins au IIe siècle, par exemple avec Justin de Naplouse s'adressant aux Juifs (« Après avoir tué le Christ, vous n’en avez pas même le repentir[2] »), suivi par Méliton de Sardes (« Dieu est assassiné par la main d’Israël ») et par un certain nombre de Pères de l'Église.
L'insulte « peuple déicide » a été utilisée au cours de l'histoire pour inciter à la violence contre les Juifs, lors de pogroms, à l'occasion de massacres lors des croisades, au cours des persécutions de l'inquisition et comme justification à la Shoah[3].
Le Catéchisme du concile de Trente, en 1566, précise toutefois que les responsables de la mort du Christ sont les pécheurs de toute l'humanité, et non les Juifs seuls. Enfin, en 1965, le concile Vatican II, dans sa déclaration Nostra Ætate, précise que ce qui a été commis durant la Passion du Christ « ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps »[4], rappelle que les apôtres et les premiers disciples de Jésus sont juifs, et reconnaît les racines juives de la foi chrétienne.
Le thème du « peuple déicide » a constitué pendant des siècles le principal argument de l'antisémitisme chrétien. Pour Jules Isaac, artisan avant Vatican II de l'amélioration des relations judéo-chrétiennes, il fait partie des « mythes tendancieux » du christianisme : « Le mythe de Jésus méconnu [...] et finalement crucifié par le peuple juif réfractaire et aveugle, d'où s'ensuit le terrifiant mythe — à lui seul plus meurtrier que tous les autres — du crime de « déicide »[5] ».
Divers exemples tirés du Nouveau Testament sont utilisés pour justifier cette thèse : par exemple l'Épître aux Romains (9-10)[6], ainsi que la Première épître aux Thessaloniciens (1Th 2:14-16)[7] : « Ce sont ces Juifs qui ont fait mourir le Seigneur Jésus et les prophètes, qui nous ont persécutés, qui ne plaisent point à Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes ». Dans les Actes des Apôtres (Ac 5:28)[8] on lit : « Ne vous avons-nous pas défendu expressément d'enseigner en ce nom-là ? Et voici, vous avez rempli Jérusalem de votre enseignement, et vous voulez faire retomber sur nous le sang de cet homme ! »
Les Évangiles synoptiques, dont Mt 27:25[9] ou Mc 16, montrent Jésus-Christ conspué par la foule tandis que Ponce Pilate propose au peuple le choix de gracier Barabbas ou Jésus. La foule choisit Barabbas, ce qui fait reposer sur les Juifs la responsabilité de la crucifixion. Par la suite, ce récit a été largement utilisé à des fins antisémites[10]. D'autres passages sont également cités pour étayer cette accusation, comme Mt 26:3-5; Mc 14:1-2 ; Lc:22,1-2; Jn 11:45-53[11], ou encore les Actes des Apôtres (2, 36 ; 5, 30 ; 10, 39)[12].
Daniel Marguerat constate à ce propos un « intéressant changement de vocabulaire entre le début et la fin du récit » des Actes des Apôtres. Les premiers chapitres soulignent l'écoute et l'harmonie qui régnaient autour de la première communauté groupée sous l'autorité des apôtres. « Le terme « juif », quasi absent des huit premiers chapitres, est utilisé en rafale dès le chapitre 13 (concile de Jérusalem), et doté d'une connotation toujours plus négative »[13].
L'accusation de déicide, exprimée en d'autres termes, remonte au moins au IIe siècle, avec Justin de Naplouse. Dans son Dialogue avec Tryphon (133, 3), Justin s'adresse aux Juifs en ces termes :
Méliton de Sardes tient des propos similaires dans son Homélie de Pâques :
La thèse du « peuple déicide » est reprise et développée par Augustin d'Hippone, Jean Chrysostome (auteur de l'Adversus Judaeos) ainsi que Pierre Chrysologue[14], entre autres : les Juifs seraient les « meurtriers de Dieu » car ils porteraient la culpabilité de la crucifixion.
Le mot « déicide » n'intervient que rarement dans les textes théologiques et reste sous-entendu dans la liturgie. Bernhard Blumenkranz relève d'ailleurs que, « d’une manière générale, les morceaux liturgiques à caractère antijuif prononcé resteront toujours rares » dans l’histoire de l’Église[15]. Cependant, l'accusation elle-même réapparaît au long des siècles dans nombre d'écrits et d'homélies jusqu'au concile Vatican II.
Le mot « déicide » ou des formules synonymes (par exemple en grec, θεοκτόνος, theoktonos, « meurtrier de Dieu ») sont restés en usage à l'intérieur du christianisme pendant près de vingt siècles, malgré l'avertissement du catéchisme du concile de Trente et ceci jusqu'à l'après Seconde Guerre mondiale. Le concile Vatican II, par la déclaration Nostra Ætate (1965) et son paragraphe 4 consacré aux relations avec la religion juive, bannit ce mot ou toute formule synonyme selon laquelle les juifs seraient responsables de la mort de Jésus.
Lors de l'office des Ténèbres du Vendredi saint, les Impropères ont repris les accusations d'Augustin d'Hippone à l'égard des Juifs, extraites de son Commentaire sur les Psaumes : « Que les Juifs ne disent pas : Nous n'avons pas tué le Christ[16]. » Ils représentent pour Jules Isaac l'exemple parfait d'une volonté d'avilir les Juifs[17].
À partir du VIIe siècle, l'oraison Oremus et pro perfidis Judaeis (traduite en « Prions aussi pour les Juifs perfides ») s'ajoute à ce que Jules Isaac a appelé L'Enseignement du mépris. Cependant, la perfidia judaica dont parle ce texte a trait au supposé « aveuglement » du peuple juif, qui n'a pas reconnu le Christ. La traduction de perfidis par « perfides » est une simplification du sens réel de ce mot qui ne sous-entend pas l'accusation de « déicide ». Dans la pratique, ces deux thèmes se sont toutefois confondus, et le Vendredi saint a longtemps été synonyme d'agressions contre les Juifs, voire de massacres. Les pogroms en Russie, en Pologne et ailleurs étaient traditionnellement liés au Vendredi saint.
D'autre part, l'historienne Sylvia Schein souligne l'influence de l'antisémitisme franciscain à partir du XIVe siècle. C'est en 1342 que cet ordre, arrivé à Jérusalem dès 1220[18], reçoit définitivement la Custodie de Terre sainte : autrement dit, les Franciscains deviennent les gardiens officiels des lieux saints du christianisme. Selon Sylvia Schein, ils propagent auprès des pèlerins le thème du peuple juif « assassin du Christ », ce qui contribue à maintenir l'antisémitisme à travers l'Europe[19]. Cette propagande, « systématique » d'après Sylvia Schein, vise notamment à empêcher le retour des Juifs en Terre d'Israël, même si, sur place, les rapports entre Juifs et Franciscains sont peu conflictuels[20].
Pendant tout le Moyen Âge, et par les mêmes canaux de propagande, le thème du « peuple déicide » se renforce d'un mythe analogue, celui des prétendues profanations d'hosties, qui démultiplie l'allégation initiale.
Ces accusations sont reprises par Luther, un des fondateurs du protestantisme, qui écrit dans Des Juifs et de leurs mensonges en 1543 : « Nous sommes même coupables si nous ne vengeons pas tout ce sang innocent de notre Seigneur et des chrétiens qu'ils ont répandu [...]. Nous sommes fautifs de ne pas les tuer[21]. »
Pour sa part, le Catéchisme du concile de Trente (1566) ne porte aucune accusation de « déicide » à l'encontre des Juifs. La crucifixion, selon ce catéchisme, a pour cause l'ensemble des péchés de tous les hommes depuis le péché originel jusqu'à la fin des temps[22] :
Le Catéchisme du concile de Trente précise (1re partie, chapitre 5, § 3) :
L'accusation de déicide envers les Juifs resurgit toutefois dès 1569 avec Hebraeorum gens, une bulle pontificale de Pie V, puis dans les premiers mots du motu proprio de Grégoire XIII, Antiqua Judaeorum improbitas, rédigé en 1581.
Le terme de « déicide » est attesté à partir du XVIIe siècle en tant que substantif, tantôt pour qualifier le meurtre imputé au peuple juif, par exemple chez Bossuet (« le plus grand de tous les crimes : crime jusqu'alors inouï, c'est-à-dire le déicide, qui aussi a donné lieu à une vengeance dont le monde n'avait vu encore aucun exemple[24] ») ou chez Lamennais (« Depuis le déicide des Juifs, jamais crime plus énorme n'avait été commis[25] »), tantôt à titre d'épithète pour désigner les Juifs, comme dans les Harmonies de Lamartine : « Serions-nous donc pareils au peuple déicide, Qui (…), Du sang de son sauveur teignit Jérusalem[26],[27] ? » Il continue à être utilisé par de multiples textes antisémites, notamment la presse catholique de combat comme La Croix avant et pendant l'affaire Dreyfus.
À l'origine de la prise de conscience par les chrétiens que le « peuple déicide » est un mythe dangereux, il y eut l'historien juif Jules Isaac et ses dix-huit propositions[28] faites après la Shoah durant laquelle plusieurs de ses proches périrent. Sa grande préoccupation, qu'il partagea avec le pape Jean XXIII à Rome, était de faire comprendre aux chrétiens qu'il n'est pas « juste » d'attribuer la mort de Jésus au « peuple juif » qui, dans sa grande majorité, a écouté Jésus de Nazareth jusqu'au bout. Jules Isaac rédigea ces dix-huit propositions afin de préparer la conférence de Seelisberg en 1947, à laquelle participèrent des chrétiens des différentes Églises et qui donna notamment naissance aux AJCF (Amitiés judéo-chrétiennes de France). De ces propositions, on retiendra que « ce sont les grands-prêtres, représentants d'une étroite caste oligarchique, asservie à Rome et détestée du peuple » qui ont fait arrêter et condamner Jésus (n° 12) ; qu'ils l'ont fait « à l'insu du peuple et même par crainte du peuple » (n° 15), que « l'attitude des pharisiens et docteurs n'est, selon les textes, pas unanime [contre Jésus] » (n° 12) ; que « le peuple juif n'est pour rien dans le procès juif [...] et n'en a probablement rien su » (n° 16). S'agissant du procès et de la mise à mort de Jésus, (n° 17) Jules Isaac rappelle que la mise en croix était un supplice romain, avec, en particulier, l'épisode du couronnement d'épines par les soldats. La « foule » est décrite ameutée, ce qui n'a rien à voir avec le peuple juif d'alors, « dont les sentiments antiromains ne font pas de doute ». Enfin, la proposition n° 18 invite à ne pas oublier que le cri monstrueux « que son sang soit sur nous et sur nos enfants » ne saurait prévaloir contre la parole « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font »[29]. Ces dix-huit propositions furent présentées lors de la Conférence de Seelisberg en 1947 pour discerner les causes religieuses de l'antisémitisme chrétien.
Jules Isaac publia en 1956 Genèse de l'antisémitisme, puis en 1962 « L'Enseignement du mépris » pour dénoncer ce type d'accusation[30].
Le concile Vatican II met fin aux accusations de déicide[31],[32]. Une version préparatoire de la déclaration Nostra Ætate (1965) prévoyait d'indiquer dans son alinéa 7 « … que jamais le peuple juif ne soit présenté comme une nation réprouvée ou maudite ou coupable de déicide… ». Mais cette mention est supprimée dans la version finale[33].
La quatrième partie de Nostra Ætate, consacrée au judaïsme, inclut le passage suivant :
La déclaration mentionne une fois l'expression « peuple juif » : « Elle [l'Église] rappelle aussi que les apôtres, fondements et colonnes de l'Église, sont nés du peuple juif, ainsi qu'un grand nombre des premiers disciples qui annoncèrent au monde l'Évangile du Christ. »
Le 16 avril 1973 paraissait l’un des premiers textes officiels au monde invitant à mesurer les incidences de la déclaration conciliaire Nostra Ætate[34]. Le document intitulé « Orientations pastorales du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme » mentionne que c'est une erreur théologique, historique et juridique de tenir le peuple juif pour indistinctement coupable de la Passion et de la mort de Jésus-Christ. Déjà le catéchisme du concile de Trente (1545) avait réprouvé cette erreur : « S'il est vrai qu'historiquement la responsabilité de la mort de Jésus fut partagée à des titres divers par certaines autorités juives et romaines, l'Église tient que c'est à cause du péché de tous les hommes que le Christ, dans son immense amour, s'est soumis à sa passion et à sa mort pour que tous obtiennent le salut. »[35],[36].
La Commission pour les relations avec le judaïsme du Conseil pontifical pour les relations avec le judaïsme publie des notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l'Église catholique, qui rappellent que le catéchisme du concile de Trente enseigne en outre que les chrétiens pécheurs sont plus coupables de la mort du Christ que les quelques juifs qui y ont pris part - ceux-ci en effet ne savaient pas ce qu'ils faisairnt - et nous, nous ne le savons que trop bien[37].
Le Catéchisme de l'Église catholique, publié en 1992, réaffirme que les Juifs ne sont pas responsables de la mort de Jésus et reprend l'argument du concile de Trente sur l'« ignorance » du peuple juif :
« En tenant compte de la complexité historique du procès de Jésus manifestée dans les récits évangéliques, et quel que puisse être le péché personnel des acteurs du procès (Judas, le sanhédrin, Pilate) que seul Dieu connaît, on ne peut en attribuer la responsabilité à l'ensemble des Juifs de Jérusalem, malgré les cris d'une foule manipulée et les reproches globaux contenus dans les appels à la conversion après la Pentecôte. Jésus Lui-même en pardonnant sur la Croix et Pierre à sa suite ont fait droit « à l'ignorance » (Ac 3:17) des Juifs de Jérusalem et même de leurs chefs[38]. »
La déclaration de repentance « Nous nous souvenons » de la Commission pour les relations avec le judaïsme précise : « Dans le monde chrétien » - je ne dis pas de la part de l'Église en tant que telle - des interprétations erronées et injustes du Nouveau Testament relatives au peuple juif et à sa prétendue culpabilité ont trop longtemps circulé, engendrant des sentiments d'hostilité à l'égard de ce peuple. De telles interprétations du Nouveau Testament ont été totalement et définitivement rejetées par le deuxième concile du Vatican[39] .
Ces mots [« Que son sang soit sur nous », Mt 27, 25] ne peuvent en aucun cas être lus comme une incitation à s'opposer aux Juifs : le sang de Jésus parle une autre langue que celui d'Abel (He 12, 24) : il ne demande ni vengeance ni châtiment mais réconciliation[40].