Alexandre Nevski est une partition composée par Sergueï Prokofiev en 1938 pour le film homonyme de Sergueï Eisenstein retraçant la lutte historique et héroïque du jeune prince Alexandre Nevski dans la Russie du XIIIe siècle. La partition fut adaptée l'année suivante par le compositeur sous la forme d'une cantate pour mezzo-soprano, chœur et orchestre.
Il s'agit de la troisième composition de Prokofiev pour le cinéma, après le Lieutenant Kijé (Alexandre Feinzimmer 1933) et La Dame de pique (Mikhail Romm – inachevé – 1936).
Prokofiev connaît Sergueï Eisenstein, qu'il retrouve à son retour à Moscou, pour l'avoir rencontré à plusieurs occasions à l’étranger. Lorsqu'en le cinéaste lui demande de travailler avec lui pour Alexandre Nevski, Prokofiev manifeste son enthousiasme :
« Quand Eisenstein m’a proposé d’écrire une partition pour le film Alexandre Nevski, j’ai accepté avec plaisir, car j’admirais depuis longtemps son magnifique talent de metteur en scène. Au cours de nos travaux, l’intérêt n’a cessé de croître et Eisenstein s’est révélé non seulement un brillant metteur en scène, mais un musicien très fin. »
De son côté le cinéaste juge « miroitante d'images triomphales » une musique « qui ne se contente pas d'être illustrative ». Cette première collaboration idéale se poursuivra avec Ivan le Terrible.
Le film retrace un événement phare de l'histoire russe au XIIIe siècle : l'opposition d'Alexandre Nevski à l'invasion du pays par les chevaliers teutoniques et notamment la bataille du lac Peïpous qui mit fin à leur expansion orientale. À l'heure où menace le nazisme, la lutte vaillamment menée et la victoire obtenue brillamment par le jeune prince contre les teutons au XIIIe siècle vont prendre valeur d'idéal patriotique.
La partition totale, pour chœur et orchestre de studio, comprend 21 sections qui sont autant de contrepoints musicaux aux images du film. Au lendemain de la disparition du compositeur, André Martin écrit dans Les Cahiers du cinéma à propos de la collaboration entre les deux génies :
Le cinéaste travaille sur la relation entre l'image et le son pour définir l'expressivité de ses acteurs ou la virtuosité des mouvements de foule. Le musicien tire parti de l'expressionnisme des images d'Eisenstein.
Les images inventent la musique : Prokofiev ne trouve la sonorité du petit orchestre de la bataille que lorsque Eisenstein montre exactement ce qu'il veut en tournant la scène. La musique invente les images : si Prokofiev a une idée arrêtée sur l'avancement de sa musique, Eisenstein modifie sa prise de vue.
Cette symbiose entre deux génies créateurs trouve son aboutissement dans la fantastique « Bataille sur la glace », qui voit la victoire de Nevski sur les Teutons. Le montage du film, pour cette séquence mémorable, est réalisé par rapport à la musique préalablement enregistrée sous la direction de Samuel Samossoud[1].
Après la composition, Prokofiev s'implique également dans l'enregistrement de sa musique, cherchant notamment à jouer sur les distances des microphones pour obtenir les sonorités désirées. Il fait par exemple placer les cors représentant les Chevaliers Teutoniques très près des microphones pour leur conférer un son légèrement distordu ou enregistrer cuivres et chœurs séparément. Eisenstein rapporte ainsi les propos du musicien :
Au point culminant de la bataille, les craquements, les cris, les exclamations et les cliquetis de la bande son prennent le relais de la musique, avant de s’y fondre à nouveau. Eisenstein décrit ainsi la fusion du visuel et du sonore :
En dehors de quelques moments d'inévitable emphase, la musique d’Alexandre Nevsky est tonifiante, vibrante, chaleureuse. C’est le plus pur style épique de Prokofiev. À propos du caractère cinématographique de l'écriture du compositeur, Eisenstein écrit :
Prokofiev est d’abord tenté d’utiliser une authentique musique du XIIIe siècle. Mais les chants grégoriens de l’Église romaine lui paraissent par trop étrangers pour être en mesure de susciter l’imagination de ses contemporains soviétiques et d'ailleurs, personne ne sait réellement ce que pouvaient chanter en livrant bataille il y a sept siècles chevaliers teutons ou Russes valeureux. Malgré toutes ses recherches, Prokofiev ne parvient pas à trouver la musique qu'il aurait pu incorporer à son œuvre pour les croisés. Il décide donc de décrire les partis en jouant sur des atmosphères spécifiques : martiale et sombre, timbres rauques, cuivrés et dissonants, avec chant en latin (Peregrinus Expectavi, Pedes meos, In cymbali) pour évoquer les Chevaliers Teutoniques croisés ; amples et sonores lignes mélodiques et riches harmonies pour les défenseurs russes ; chants populaires et sons de cloches pour le peuple russe. Eisenstein rapporte ainsi les propos du musicien :
En maître de l'orchestration, Prokofiev invente des rythmes fortement colorés, denses, et robustes mais sait aussi être tendre et lyrique. A la dureté des images d'Eisenstein répond l'acier de la musique. Le drame musical est empreint de cette puissance virulente et colorée qui souligne l'énergie et la tension de l'action., En dramaturge né, il dresse un tableau épique qui culmine dans la Bataille sur la glace et préfigure ce que le musicien écrira plus tard dans Guerre et Paix. L’immensité de l’espace est démultipliée par un motif d’une parfaite simplicité posé sur une vaste échelle sonore trouée de larges béances. La musique de Prokofiev traduit la charge émotionnelle de l'ultime assaut sur le lac gelé, point d'orgue de l'épopée. Dans la Bataille sur le lac gelé dont la longueur représente plus d’un tiers du film, s’entrechoquent les deux thèmes, teutonique et sombrement conquérant, russe et amplement mélodique. Dans le tableau final, le vainqueur, face aux cadavres et à la ruine d'une terre dévastée, contemple froidement l'horizon quand la soprano entonne son chant de compassion plein d'espoir. André Martin écrit encore :
L'orchestration d'Alexandre Nevski, modèle de polyphonie, est équilibrée et efficace dans les petites formations comme dans les gros effectifs qui ne s'empâtent et ne se télescopent jamais.
Prokofiev tire de sa musique une cantate pour mezzo-soprano, chœur et orchestre en sept parties reprenant les passages les plus significatifs du film et durant environ quarante minutes. Elle est créée le par l'orchestre philharmonique de Moscou sous la baguette de Prokofiev (Valentina Gagrina, mezzo-soprano). Dédiée aux 60 ans de Staline elle est déjà bien reçue du public avant de devenir un véritable chant patriotique après la déclaration de guerre.
La différence la plus notable entre les deux partitions réside dans l'effectif employé. La deuxième facture paraît pourtant n'être qu'une classique réduction pour un orchestre de dimension moyenne. Il semble que, pour la cantate, Prokofiev se soit simplement soucié d'établir un découpage cohérent de la musique originelle, sans chercher à en faire une œuvre nouvelle ni même à opérer des modifications importantes.
La puissance évocatrice de la musique de Prokofiev permet à l'auditeur qui ne connaîtrait pas le film de ressentir, à l'écoute de la cantate, une charge émotionnelle aussi intense que celle qui renaît au souvenir de l'œuvre d'Eisenstein.
Paroles russes :
Я пойду по полю белому,
Полечу по полю смертному,
Поищу я славных соколов,
Женихов моих, добрых молодцев.
Кто лежит мечами порубленный,
Кто лежит стрелою пораненный.
Напоили они кровью алою
Землю честную, землю русскую.
Кто погиб за Русь смертью доброю,
Поцелую того в очи мертвые,
А тому молодцу, что остался жить,
Буду верной женой, милой ладою.
Не возьму в мужья красивого –
Красота земная кончается,
А пойду я за храброго –
Отзовитеся, ясны соколы.
Traduction des paroles :
"J'irai à travers le champ blanc de neige,
Je volerai à travers le champ de la mort,
Je rechercherai les glorieux faucons,
Mes prétendants, les jeunes preux.
L'un repose ici haché par les épées,
L'autre gît percé de flèches.
Ils ont donné à boire leur sang pourpre
A l'honorable terre russe.
Celui qui mourut noblement pour la Russie,
Je l'embrasserai sur ses yeux clos,
Et pour ce vaillant jeune homme qui resta en vie,
Je serai une épouse fidèle, une tendre compagne.
Je ne prendrai pas pour mari un homme beau –
La beauté terrestre a une fin,
Et je vais à la recherche d'un brave –
Répondez, purs faucons."
La cantate opus 78 est écrite pour mezzo-soprano soliste, chœur et orchestre symphonique.
Instrumentation de la cantate Alexandre Nevski |
Cordes |
premiers violons, seconds violons, altos, violoncelles, contrebasses, 1 harpe |
Bois |
1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 1 saxophone ténor, 2 bassons, 1 contrebasson, |
Cuivres |
4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba |
Percussions |
timbales, cloches tubulaires, caisse claire, grosse caisse, cymbales, tambourin, maracas, wood-blocks, triangle, tam-tam, glockenspiel, xylophone |
Voix |
mezzo-soprano soliste, chœur : sopranos, altos, ténors, basses |
Anecdotes :
"Battle on Ice" sera reprise pour la bande annonce du film Conan Le Barbare (1982) de John Milius.