Son père Jacques Roques (1852-1931)[3], compositeur et théoricien du socialisme[4] et sa mère Adèle Porchez (1855-1928)[5], peintre et grande combattante de la cause féministe, lui transmettent leur goût de la littérature. C’est en lisant Théophile Gautier qu’elle choisit le pseudonyme de Musidora, l’héroïne de Fortunio[6]. Enfant douée, elle peint, écrit, sculpte. Encouragée par sa mère, elle suit pendant trois ans le cours Frémiet[7], mais c’est dans la danse et la comédie qu’elle exprime le mieux ses passions artistiques. Après de modestes débuts dans des revues parisiennes et quelques apparitions dans des petits films aujourd’hui presque tous disparus, elle se fait remarquer, en 1910, dans la pièce La Loupiotte d'Aristide Bruant, où elle joue la môme Liquette. Elle connaît son premier succès, deux ans plus tard au Bataclan, dans la revue Ça grise dont elle partage l’affiche avec Colette.
Musidora se produit dans des cabarets et sur les planches des théâtres de l’Odéon et du Châtelet. La jeune comédienne aux beaux yeux noirs fait ses vrais débuts au cinéma dans Les Misères de l'aiguille, drame social destiné aux Maisons du Peuple réalisé en par Raphaël Clamour, un de ses partenaires au Théâtre du Châtelet[8], l’histoire d’une couturière, piqueuse-coupeuse, qui, à la mort de son mari, tente de se suicider avec son enfant pour échapper à la misère. C'est alors que Louis Feuillade la remarque, en danseuse de tango dans La Revue Galante aux Folies Bergère. Les portes de la maison Gaumont s'ouvrent alors pour Musidora.
En 1914, elle tourne dans une poignée de films pour Gaston Ravel, mais c’est Louis Feuillade qui la révèle dans l’adaptation de la pièce de François CoppéeSevero Torelli avec Fernand Herrmann dans le rôle-titre. Elle est alors une des multiples actrices que le cinéaste emploie dans des productions patriotiques et des vaudevilles. Avec ses yeux noirs soulignés de kohl, sa peau blanche, son maquillage un peu inquiétant et sa garde-robe exotique, Musidora n’allait pas tarder à devenir une des plus populaires et des plus emblématiques actrices du cinéma européen. Elle tourne toute une série de films avec les réalisateurs-maison, arrachés les uns après les autres à leur travail par la mobilisation. Drames historiques, comédies burlesques, bandes patriotiques, scènes sentimentales se succèdent de 1914 à 1917.
Fin 1915, Louis Feuillade, rendu à la vie civile, lui offre le rôle de sa vie, celui d'Irma Vep dans Les Vampires, un film en dix épisodes, un rôle de vamp et de femme fatale qui lui apporte la gloire et l’installe définitivement dans la mythologie du cinéma[6].
Irma Vep (anagramme de « vampire ») est une chanteuse de cabaret affiliée à la société secrète « les Vampires », en fait une bande de brigands combattue par le journaliste Philippe Guérande, incarné par Édouard Mathé. Au troisième épisode Musidora apparaît en souris d’hôtel cagoulée et vêtue d’une combinaison noire moulante et, ange du mal, provoque, chez les spectateurs, une trouble fascination. Plus tard, elle passe sous le contrôle hypnotique de Moreno, un criminel rival, qui fait d’elle sa maîtresse et la pousse à assassiner le Grand Vampire[6]. Elle finit elle-même par prendre la tête de la bande de brigands, et commet encore de nombreux méfaits avant d’être vaincue par Guérande. Ce personnage étrange, d’un érotisme certain, connaît un grand succès populaire, et enthousiasme les surréalistes qui en feront plus tard un de leurs emblèmes poétiques.
En 1916, elle incarne à nouveau pour Feuillade une inquiétante beauté, l’aventurière de grand style Diana Monti, dans son nouveau feuilleton Judex, face au justicier Judex incarné par René Cresté[6]. Diana, sous l'apparence de l'institutrice Marie Verdier, séduit le banquier Favraux. Avec l'aide de son amant et complice Morales, elle essaie en vain pendant toute la série de s'emparer de sa fortune.
Musidora a vingt-huit ans, de longs cheveux noirs, le teint exagérément blanc, le regard charbonneux et la bouche sombre. Pour toute une génération, cette beauté moderne est l'incarnation de la vamp.
André Breton, Louis Aragon et les autres créateurs du mouvement surréaliste étaient des spectateurs assidus des feuilletons de Feuillade, et notamment des Vampires. C'est donc tout naturellement qu'ils ont fait de Musidora leur égérie, l'invitant à plusieurs de leurs manifestations. Aragon et Breton écrivent fin 1928 une pièce lui rendant hommage, Le Trésor des Jésuites, dont tous les personnages ont pour nom des anagrammes de Musidora (Mad Souri, Doramusi...)[6],[9]. La pièce était destinée initialement à être jouée lors du « Gala Judex », gala qui avait été organisé pour venir en aide à la veuve de l'acteur René Cresté le [10]. La pièce fut publiée dans le numéro spécial de Variétés ("Le Surréalisme en 1929", , p. 47 à 61) et Le Trésor des Jésuites ne fut joué qu'une seule fois, en 1935, à Prague, dans une mise en scène de Jindřich Honzl avec des décors de Jindřich Štyrský au Nové Divadlo (Théâtre nouveau) fondé par Oldřich Nový[11].
Par amour pour le rejoneadorAntonio Cañero, elle quitte la France et s’installe en Espagne. Elle y écrit, réalise, produit et interprète sans grand succès, quatre films : Pour don Carlos (La Capitana Alegría, 1920), d'après Pierre Benoit, qui retrace l’épopée carliste, Musidora en Espagne (1922), Soleil et Ombre (Sol y Sombra, 1922) dont l'anecdote dépouillée trouve son parfait décor dans la ville de Tolède et dans l'Andalousie et enfin La Tierra de los toros (1924) qui était conçu pour s'incorporer dans un spectacle où Musidora intervenait en personne pour chanter et danser. De retour à Paris en 1926, elle fait sa dernière apparition au cinéma dans une fresque religieuse Le Berceau de Dieu, aux côtés de Léon Mathot, France Dhélia et Lucien Dalsace.
Elle se marie le avec un ami d'enfance, Clément Marot (1895-1975), docteur en médecine à Châtillon-sur-Marne. L'artiste dramatique Robert Ozanne est témoin à leur mariage[12]. Elle et son mari auront un fils, Clément Marot (1929-2010). Musidora s’éloigne du Septième Art et se consacre essentiellement au théâtre jusqu’au début des années 1950. En 1930, elle fait partie de la représentation à Dinard d'Échec à la Reine, dans la tournée Gustave Damien[13].
Elle est également professeur de diction au conservatoire de Reims, en 1938. Elle continue d'apparaître, jusqu'en 1948, dans des pièces de théâtre dont elle est l’auteur (une trentaine entre 1916 et 1952) et réalise un dernier film en 1950, La Magique Image. Elle a également publié deux romans, Arabella et Arlequin (1928) et Paroxysmes (1934), et de nombreuses chansons ainsi qu’un recueil de poésies, Auréoles (1940). Selon son biographe, Francis Lacassin, Musidora a laissé à sa mort de nombreux inédits. À partir de 1944, année de son divorce, elle travaille avec Henri Langlois à la Cinémathèque française. Sa dernière apparition en public fut à l'occasion de l'exposition permanente organisée à la Cinémathèque en 1946, où elle accueille les visiteurs étendue sur une banquette, vêtue de son maillot noir de vamp qui l'avait rendue célèbre[14].
La muse des surréalistes et première vamp du cinéma français meurt le , à l’Hôpital Broussais de Paris. Elle est enterrée aux côtés de ses parents au cimetière de Bois-le-Roi, commune de Seine-et-Marne où son fils exerça comme dentiste[15].
Les surréalistes avaient su découvrir Musidora. Ils l'admirèrent et l'exaltèrent. André Breton lui envoyait des roses et l'actrice participa à une soirée « Dada ». Il écrivit à son attention : « À quelques-uns, nous avons bien souvent parlé de vous et du médiocre avenir que se préparent le cinéma et le théâtre français, qui n'ont jamais su qui vous étiez. »
« Car c'est malgré soi, à travers Les Vampires, que s'offre, pour les dernières touches, le portrait de Musidora, parée dans son collant pour les noces de l'amour et de la mort, l'œil tour à tour rêveur, sadique ou passionné. Par cette imagerie d'Épinal s'est fixé le mythe. Mais sous le maillot de souris d'hôtel à la soie arachnéenne et sublimante, il y avait aussi une femme que ses admirateurs ignorèrent. Souffrante, sensible, inquiète, cherchant à exprimer dans l'amour, la poésie, la lutte, un sentiment de l'inaccessible qu'a étouffé ou masqué cette élégante armure noire... »[16].
Créée en 2014, l'association Les Amis de Musidora, publie régulièrement dans ses cahiers le fruit de ses recherches sur cette actrice aux multiples talents, féministe affirmée qui incarna le premier rôle de femme fatale au cinéma français.
Le festival du film restauré de Bologne a choisi en 2019 d'honorer Musidora en projetant, entre autres, un documentaire biographique ainsi que Soleil et Ombre, film de 1922, et en utilisant pour logotype de sa 33e édition le portrait stylisé de celle qui, actrice emblématique de son époque, fut aussi une réalisatrice innovante[17].
En 2019, par le biais d'un vote, les usagers du centre d'animation de la rue François-Truffaut à Paris (12e arrondissement) ont choisi Musidora pour nommer l'établissement. Lors de la sa séance de , à la suite de cette démarche participative, le Conseil de Paris a officialisé la dénomination Centre Paris Anim' Musidora[18].
En 2020, Carole Aurouet, Marie-Claude Cherqui et Laurent Véray organisent le premier colloque consacré à l'artiste[19]. Les actes de ce colloque ont été publiés en 2022 par les éditions de Grenelle sous le titre Musidora, qui êtes-vous ?
En 2022, l'acteur et réalisateur Hugo Bardin (sous les traits de son personnage de drag queenPaloma) et son amie Kameliya rendent hommage à Musidora dans l'épisode 7[20] de l'émission Drag Race France en interprétant un mimodrame costumés et maquillés en Irma Vep.
En 2022, sous le titre "Musidora, Elle était une fois le cinéma", une bande dessinée biographique est éditée aux éditions Robinson.
Le 9 novembre 2023, le conseil municipal de sa commune natale, Bois-le-Roi, décide par avance de dénommer "Médiathèque Musidora" son nouvel équipement culturel alors encore en construction.
1916 : Les Vampires 7 : Satanas de Louis Feuillade (1 300 m) - Irma Vep, alias Marie Boissier de la compagnie des chronographes et Noémie Patoche, la fausse téléphoniste
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
Les amis de Musidora, Cahiers Musidora, vol. 1 : De Jeanne Roques à Musidora, Bois-le-Roi, .
Les amis de Musidora, Cahiers Musidora, vol. 3 : Musidora, pionnière et reine du cinéma (1916-1926), Colette, Pierre Benoit, Jaime de Lasuen, Antonio Canero, Pour Don Carlos, Sol y Sombra, La Tierra de los toros, Bois-le-Roi, Éditions Les Amis de Musidora, (ISBN978-2-9559-6562-7).
Carole Aurouet (dir.), Marie-Claude Cherqui (dir.) et Laurent Véray (dir.), Musidora, qui êtes-vous ?, Paris, Éditions de Grenelle, , 264 p. (ISBN978-2-36677-303-3).
(en) Vicki Callahan, « Screening Musidora : Inscribing Indeterminacy in Film History », Camera Obscura, Duke University Press, vol. 16, no 3, , p. 58-81 (DOI10.1215/02705346-16-3_48-59).
(en) Vicki Callahan, Zones Of Anxiety : Movement, Musidora, And The Crime Serials Of Louis Feuillade, Détroit (Michigan), Wayne State University Press, coll. « Contemporary Approaches to Film and Television Series », , XI-190 p. (ISBN978-0-81432-855-2, présentation en ligne).
Patrick Cazals (filmographie établie par Francis Lacassin), Musidora, la dixième muse, Paris, Henri Veyrier, , 231 p. (ISBN2-85199-185-X).
Hélène Tierchant, Musidora, la première vamp, Paris, Éditions Télémaque, coll. « Les influentes », , 253 p. (ISBN978-2-7533-0187-0).
Yvon Dupart, « Musidora, actrice, réalisatrice, figure emblématique de la Belle Époque », Artistes parisiens à la campagne, « Les beaux jours de Bois-le-Roi », coordination, Pierrette Marne, Association Bois-le-Roi Audiovisuel et Patrimoine, , p. 154-159 (ISBN978-2-9561593-3-9)
Bande dessinée :
Arnaud Delalande (scénariste) et Nicolas Puzenat (coloriste, dessinateur), Musidora, Elle était une fois le cinéma, Paris, Éditions Robinson, , 64 p. (ISBN9782017076377).