Cadet de trois enfants, Jean-Joseph Crotti passe son enfance dans un petit village de la Suisse francophone jusqu'au déménagement de sa famille à Fribourg. Son père, Charles Crotti (1847-1933) est entrepreneur-peintre en bâtiment.
Après des études secondaires au collège de Fribourg[1], il entre en 1896 à l'école des Arts décoratifs de Munich[2] et, en 1900, il est apprenti pour un décorateur de théâtre. L'année suivante, il s'inscrit à l'Académie Julian à Paris où ses maîtres sont Tony Robert-Fleury et Jules Lefebvre et où il côtoie Edgar Degas[3]. Il s'installe dans un petit atelier de la rue Pierre-Fontaine en 1902[1].
Cherchant une atmosphère moins pesante que celle de Paris au début de la Première Guerre mondiale, Crotti et sa femme, Yvonne Chastel, quittent la France pour les États-Unis. Ils s'installent à New York. Crotti fait la connaissance de Walter et Louise Arensberg, réputés collectionneurs d'art moderne et réunissant au cours de leurs soirées les artistes et intellectuels de l'avant-garde new-yorkaise. Se liant d'amitié avec Francis Picabia et partageant un atelier avec Marcel Duchamp, Jean-Joseph Crotti sent en lui une grande métamorphose esthétique et personnelle qu'il décrira dans le projet pour Dadaglobe : « 1915 Naissance de Jean Crotti 2 par autoprocréation et selfaccouchement et sans cordon ombilical. »
En , en compagnie d'œuvres de Duchamp, Albert Gleizes et Jean Metzinger, en la Montross Gallery de New York[7], Crotti expose trois constructions faites de verre peint, de métal et d'objets trouvés. L'une d'elles Portrait sur mesure de Marcel Duchamp - « exécuté en fil de fer sur le visage même de l'artiste à New York, analyse-t-on, ce portrait prouve l'attirance de Crotti pour l'esthétique industrielle propre au mouvement Dada »[8] - suscite la réprobation des critiques qui lui reprochent de se moquer du public.
En , il est de retour à Paris et tombe amoureux de Suzanne Duchamp, sœur de Marcel, tandis que celui ci commence une liaison avec Yvonne Crotti[9]. Jean et Yvonne divorcent le . Le premier épouse Suzanne Duchamp en 1919 et la seconde continue une vie maritale avec Marcel Duchamp tout en reprenant à partir de 1920 la liaison parallèle qu'elle a nouée depuis la fin de l'adolescence avec Marie Laurencin[9], sa condisciple à l'Académie Humbert[10].
En 1920, Crotti et Suzanne, ainsi que Picabia et Georges Ribemont-Dessaignes exposent au premier Salon des indépendants d'après-guerre. Il participe également à l'exposition Dada organisée par Tristan Tzara à la galerie Montaigne (Paris, ). Mais l'engagement de Crotti, soutenu par Suzanne, est ambivalent. Même si les plus récents tableaux (« Neurhastenie », « Laboratoire d'idées ») évoquent les « toiles mécaniques » de Picabia, André Salmon, critique anti-dadaïste à qui on a confié le texte du catalogue de l'exposition voit en Crotti un artiste voué à la tradition et à la restauration d'un art religieux. Ce que Crotti ne dément pas. Tout en se surnommant "Tabu-Dada" (ou "Dada-tabu"), il entérine sa rupture complète avec le mouvement de Tristan Tzara.
Exposé Salon d'automne de 1921, avec « Mystère acatène » Crotti veut marquer la naissance d'un nouveau mouvement Dada fortement empreint de mysticisme : « Tabu est une religion philosophique… Nous souhaitons par les formes, par les couleurs, par n'importe quel moyen, exprimer le mystère, la divinité de l'univers et de tous les mystères»[11]. Waldemar-George, visiteur de son exposition à la Galerie Paul Guillaume en 1923, y observe que « cet artiste réduit la forme à ses éléments géométriques primaires. La forme déterminée par les principes de la composition paraît indépendante de son contenu »[12]. En novembre 1926, il expose 55 tableaux sans titre à la galerie Barbazanges. Il est naturalisé français en 1927[13].
En 1937, Baigneuse, l'une de ses œuvres majeures, figure au Petit-Palais dans le cadre de l'exposition des Maîtres de l'art Indépendant[14]. De 1938 date son invention du « gemmail », technique de vitrail sans plomb permettant la superposition de verres colorés[15], par laquelle il obtient « la possibilité d'affirmer son sens chromatique ainsi qu'une tendance expressionniste longtemps refoulée »[8].
Jusqu'à sa mort, Jean-Joseph Crotti ne cessera de peindre. Dans les années 1950, il reprend les mêmes motifs de cercles et de trajectoires superposés de ses œuvres du début des années 1920 qu'il qualifie de « peinture cosmique ». Il meurt le même jour que son frère aîné André (chirurgien installé dans l'Ohio)[1], le , et repose au cimetière Saint-Léonard de Fribourg[16].
Jean Crotti, Courants d'air sur le chemin de ma vie - Tabu Dada - Poèmes et dessins, treize gravures sur cuivre de Jacques Villon d'après les dessins de Jean Crotti, soixante exemplaires numérotés, sans nom d'éditeur, 1941[17].
Les quatre mousquetaires : Jean Crotti, Marcel Duchamp, Albert Gleizes, Jean Metzinger, Montross Gallery, avril 1916[22],[7].
Society of Independant artists Inc., New York, 1917[3].
Salon de la folle enchère - Cent peintres, Hôtel de la Chambre syndicale de la curiosité (Société des amateurs d'art et des collectionneurs, catalogue préfacé par André Salmon), novembre 1923.
« Crotti recourt aux contrastes de factures pour faire vivre sa surface, pour l'animer et pour l'intensifier. Il fait émaner ses figures d'un fond sombre. Il les immerge dans une ambiance opaque. Tantôt il met en valeur leur volume, leur densité, leur poids. Tantôt, il les traite comme des fantômes nocturnes, comme des vivions mentales. Mais quel que soit le style qu'il choisisse, Crotti transgresse les limites de la plastique, considérée comme une technologie. Il situe le motif pittoresque dans un plan poétique, irréaliste, fictif. Il exalte ses fictions, il leur confère une nouvelle éloquence. Il les extériorise par des moyens physiques et toujours propres à l'art de la peinture. » - Waldemar-George[28]
« Ses œuvres les plus curieuses sont d'inspirations cubistes. Il s'agit de femmes ou autres personnages dits "aux cristaux". Des bustes ou des têtes schématisés se détachent sur un fond formé de plans qui se chevauchent, se superposent et s'accumulent. Parfois, le lien entre le fond et le personnage est constitué par un éventail. Cet éventail a en commun avec le personnage le fait qu'on peut les identifier tous les deux, dire de l'un : "c'est un éventail", de l'autre : "c'est un personnage" ; et il a en commun ave le fond le fait qu'il se compose d'une série de plans. Mais il arrive que le jeu de plans se substitue au personnage qui disparaît alors complètement, tandis que le fond est formé par,une surface de couleur où les coups de pinceau donnés un peu partout produisent une légère impression de granulation. Dans d'autres cas, c'est l'éventail qui prend de l'importance : sa forme répétée et disposée de diverses façons finit par constituer le buste et les épaules du personnage, provoquant la même impression de surprise que les légumes ou les fruits utilisés par Giuseppe Arcimboldo. » - Revue Connaissance des arts[20]
« Tour à tour cubiste, dadaïste et non figuratif, Crotti n'a jamais cessé d'explorer les ressources du langage coloré. Ces recherches devaient aboutir en 1938 au "gemmail", une sorte de superposition de verres colorés dont le dessin n'était pas scandé par le plomb. » - Gérald Schurr[29]
« Après sa période Dada et concernant ensuite l'ensemble de son œuvre, il n'eut qu'un rôle effacé dans l'après-cubisme, encore que, à partir de 1920, il ait pour sa part donné à la construction rigoureuse et statique issue de cubisme, un double prolongement dans la dynamisation et dans l'abstraction des formes, et qu'il ait montré au long de sa carrière un sens chromatique de qualité. » - Jacques Busse[30]
↑ abcde et f Davis Karel, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Musée du Québec/Presses de l'Université de Laval, 1992, page 206.
Sous la direction de Robert Maillard, Dictionnaire universel de la peinture, Dictionnaires Le Robert, 1975.
(en) Douglas Cooper, « Early purchasers of true cubist art », The essential cubism : Picasso, Braque and their friends, 1907-1920, Éditions Douglas Cooper et Gary Tinterow / The Tate Gallery, Londres, 1983.
David Karel, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Musée du Québec/Presses de l'Université de Laval, 1992.
(en) Sous la direction de Francis M. Naumann et Hector Obalk, Affect Marcel - The selected correspondance of Marcel Duchamp, Thames and Hudson Ltd., Londres/Ludlon Presse, Ghent-Amsterdam, 2000 (présentation en ligne) ; (extrait en ligne).
Jean Carlo Bertoli et Marine De Weck (préface de Francis M. Nauman), Jean Crotti - L'œuvre peint (1900-1958), catalogue raisonné, Milan, 5 Continents, 2007, (ISBN9788874393718).
Laurent Le Bon (sous la direction de), « Dada », catalogue de l'exposition présentée au Centre Pompidou du au , Éditions du Centre Pompidou, 2005, pages 298 à 301.
Jean-Hubert Martin, Jean Crotti, Éditions du Musée d'Art et d'Histoire de Fribourg, 2008.
(en) Anne Umland, Adrian Sudhalter et Scott Gerson, Dada in the collection of the Museum of Modern Art, Museum of Modern Art, New York, 2008.
(en) Sous la direction d'Anne Collins Goodyear et James W. McManus, Aka Marcel Duchamp - Meditations on the identities of an artist, Smithsonian Institution Scholarship Press, 2014.