Le Pie Jesu est un texte liturgique, chanté lors des obsèques, notamment de la messe de Requiem. À l'origine, il s'agit de la strophe finale de la séquence de plain-chant Dies iræ, séquence (ou prose) intégrée au rite tridentin (le rite romain). Cependant, une tradition était bien rétablie dans le rite parisien, en tant que motet de l'élévation[pas clair]. Pièce facultative, mais la composition de Pie Jesu se continue en France[pas clair], jusqu'à ce que le concile de Vatican II adopte la messe en langue vernaculaire.
Le texte reprend le dernier verset de la séquence Dies iræ[1], en y ajoutant à la fin le mot sempiternam.
latin | français |
---|---|
Pie Jesu, Domine, dona eis requiem. Dona eis requiem sempiternam. |
Doux Jésus, Seigneur, donne-leur le repos. Donne-leur le repos éternel. |
Le texte chanté du Dies iræ, élaboré à partir du XIe siècle et complété au XIIIe siècle[ft 1], fut conservé et devint officiel après le concile de Trente[ft 1] jusqu'au concile Vatican II dans la liturgie selon le rite romain (donc le rite tridentin). Les séquences avaient été condamnées, par la Contre-Réforme (d'abord le concile provincial de Cologne (1538), puis celui de Trente, ensuite celui de Reims (1564)). En effet, souvent, elles étaient employées sans autorisation et issues de textes non bibliques. Aussi toutes les 4500 séquences furent-elles in extenso supprimées, sauf quatre exceptions : Victimæ paschali laudes, Veni Sancte Spiritus, Lauda Sion et Dies iræ. Cette dernière serait, à l'origine, un répons (responsorium en latin) tout comme le Libera me dans la messe des défunts[ft 2]. En dépit d'une composition selon la prose (sans refrain), le Dies iræ est bien structuré et composé de plusieurs parties qui gardent une équivalence[pas clair], ce que les analyses textuelle et musicale confirment[ft 3].
Si le rite gallican fut entièrement remplacé par le rite romain à la suite de la création des États pontificaux (voir Sacramentarium Gregorianum Hadrianum) au VIIIe siècle, la liturgie locale en Gaule restait en usage. Car, il n'existait pas de centralisation par Rome. Même après la Contre-Réforme, le Vatican respectait la coutume de chaque région. Certes, le dit cérémonial de Clément VIII, publié en 1600, était un grand guide de liturgie en faveur de l'Église universelle. Mais il n'interdisait pas la liturgie locale.
Dans cette circonstance, en Gaule, surtout à Paris, les deux rites en concurrence étaient utilisés pour la messe des morts : soit rite romain, soit rite parisien qui était en usage depuis le XIIIe siècle jusqu'au XVIIIe siècle, mais profitant de l'avis favorable du missel de Pie V[m 1]. Pourtant, l'ordinaire de la messe demeurait identique, avec les textes de Kyrie, de Sanctus et d'Agnus Dei[m 2].
Nous avons une Missa pro defunctis vraiment importante. Il s'agit de celle d'Eustache Du Caurroy (publiée vers 1636) qui était composée en entier selon le rite parisien, y compris le Pie Jesu[m 3]. Avant sa mort, le compositeur était en service pour le roi Henri IV. D'où, à partir des obsèques de ce roi, tenues en 1610, ce requiem était officiellement chanté à la basilique de Saint-Denis. On l'appelait dit « Requiem des Roys de France[2]. » Cette œuvre d'après le rite parisien devint une remarquable référence pour les compositeurs français. Mais ses successeurs écrivaient leurs requiem, de plus en plus sous l'influence du rite romain[m 4]. La pureté n'existait plus.
Contrairement à ce que l'on pensait, l'origine de Pie Jesu établie en France, l'incubateur de ce morceau n'était pas le rite parisien. L'exemple le plus ancien se trouve dans le rite tridentin, fruit de la Contre-Réforme et exactement dans l'exécution de la séquence Dies iræ. En 1544, Cristobal de Morales publia sa Missa pro defunctis à Rome, composée entièrement selon le rite romain. À la différence des pièces de Pie Jesu composées en France, Morales avait écrit une Pie Jesu au lieu de la séquence Dies iræ[3]. Il ne faut pas considérer que le compositeur eût omis les strophes précédentes. En fait, on chantait la Dies iræ en entier, mais jusqu'à ce dernier verset, en monodie (grégorien). Morales avait donné mélodie à partir de Pie Jesu Domine.
En ce qui concerne la Dies iræ, le rite tridentin demande une évolution semblable à la fin de l'exécution de cette séquence. Dans le missel respectant le concile de Trente, on trouve parfois une rubrique juste avant le verset Pie Jesu Domine, par exemple celui de Paris sorti en 1666[4] : « Celebrans vero genua flectit ante illud. »[mp1666 1]. Le célébrant fait la génuflexion devant l'autel, puis prie, en qualité de représentant de l'assemblée, quand on chante Pie Jesu. Ce que le musicien Cristobal de Morales avait fait en pleine Contre-Réforme, composition de cette prière en polyphonie, était une bonne manière pour distinguer ce verset dans le contexte liturgique.
Assimilée à la doxologie, la partie de Pie Jesu possède en effet une caractéristique différente. François Turellier considère que le verset de prière Pie Jesu eût été ajouté au XIIIe siècle par les Franciscains[ft 2].
Il semble que la pratique du rite tridentin ait inspiré et favorisé la création du motet Pie Jesu selon le rite parisien. Faute de document, cela ne demeure qu'une hypothèse. Mais il est certain que le requiem d'après le rite romain était pareillement en usage, au début du XIVe siècle dans la région parisien[5]. Un missel parisien de luxe (dit de Saint-Louis de Poissy) contient des partitions de la messe des défunts, identiques à celles de nos jours (introït Requiem æternam ; offertoire Domine Jesu Christe ; communion Lux æterna)[mp1301-1325 1]. Sans doute le rite parisien se développa-t-il plus tard sous l'absolutisme de la monarchie française.
La pratique de petit motet de l'élévation fut établie en France, sans doute, à la chapelle royale au XVIIe siècle. En 1665, Pierre Perrin précisait dans son Cantica pro Capella Regis : « Pour la longueur des cantiques, comme ils sont composés pour la messe du roi, où l'on chante d'ordinaire trois, un grand, un petit pour l'élévation et un Domine salvum fac regem... Ceux de l'élévation sont plus petits, et peuvent tenir jusqu'à la post-communion, que commence le Domine[6]. » À la cour de Versailles, le roi Louis XIV assistait toujours à la messe, dont la messe dominicale était dirigée par des prêtres de haut rang et en plain-chant (grégorien). En semaine, la messe était célébrée avec de nombreux musiciens, chantée en polyphonie. Il était normal que de petits motets soient indépendants, car ses textes n'étaient pas issus de l'ordinaire de la messe (le Domine était l'hymne royal réservé à la messe).
Si la pratique du Dies iræ était rare au milieu du XVIIe siècle, le dernier verset de celui-ci était chanté dans le diocèse de Paris, qui gardait le rite parisien, en tant que motet de l'élévation avant le Benedictus qui venit in nomine Domini[m 5]:
Pie Jesu Domine, dona eis requiem.
Pie Jesu Domine, dona eis requiem.
Pie Jesu Domine, dona eis requiem sempiternam.
Mais l'utilisation n'était pas fixée. Dans la Missa pro defunctis de Charles d'Helfer, cette variante se trouve[m 6] :
Pie Jesu Domine, miserere Jesu bone animabus defunctorum.
Pie Jesu Domine, miserere Jesu bone animabus defunctorum.
Pie Jesu Domine, dona eis requiem sempiternam.
Les témoins les plus anciens se trouvent dans les livres de chant. C'est exactement la première version d'Helfer, publiée en 1656 et conservée à la bibliothèque nationale de France, qui confirme la pratique du Pie Jesu à cette époque-là [partition en ligne]. Après « Sanctus, Dominus Deus sabaoth. Pleni sunt cæli et terra gloria tua. Osanna in excelsis. », le chœur chante « Miserere Jesu bone, animabus defunctorum. » Puis, le célébrant ou chantre entonne en grégorien (notes en noir, comme Agnus Dei) « Pie Jesu Domine. » Le chœur répond « Dona eis requiem sempiternam. » Cette messe des morts sera chantée le à la basilique de Saint-Denis, lors des obsèques du roi de France Louis XV[m 7].
Ce sont les raisons pour lesquelles Marc-Antoine Charpentier aussi composa 48 motets de l'élévation, y compris 4 Pie Jesu pour la messe des morts. Ce grand compositeur n'obtint néanmoins aucune fonction officielle auprès de la cour de Louis XIV, après son échec de concours du roi tenu en 1683.
Dans ce XVIIe siècle, les deux rites coexistaient encore dans le royaume de France, et même en concurrence[m 7]. Ainsi, le Missale parisiense ad formam sacrosancti Concilii Tridentini recognitum et emendatum, sorti en 1666 sous l'archevêque Hardouin de Péréfixe de Beaumont, se consacrait au rite romain avec le Dies iræ[mp1666 2]. En Espagne, les musiciens composaient selon le rite romain alors qu'en France et au Flamand, le rite parisien était préféré[m 8].
En 1706, le cardinal-archevêque de Paris Louis-Antoine de Noailles fit publier un nouveau missel : Missale Parisiense Eminentissimi et Reverendissimi in Christo Patris DD. Ludovici Antonii miseratione divina Sanctæ Romanæ Ecclesiæ Cardinalis de Noailles...[m 9]. Avec celui-ci, ce défenseur du chant grégorien (voir sa préface de l'Antiphonarium romanum (1701)), qui était une hybridation entre le chant vieux-romain et le chant gallican, acheva une autre hybridation entre le rite romain et le rite parisien[m 10]. Ainsi, en ce qui concerne le requiem, on composait et chantait dorénavant l'introït Requiem æternam, au lieu de celui du rite parisien Si ambulem in medio[m 10]. D'où, la division entre les deux rites n'était plus stricte.
En fait existait déjà le phénomène d'hybridation. On composait le Dies iræ et le Pie Jesu, tous les deux (comme Pierre Bouteiller (vers 1695)). Ou, la composition du motet Dies iræ était recommandée afin de compléter le Requiem de Caurroy[2] (Jean-Baptiste Lully (1683), Michel-Richard Delalande (1690 pour les obsèques de la dauphine Marie Anne Victoire de Bavière). Marc-Antoine Charpentier à composé 4 Pie Jesu, H.234, pour solistes, double chœur et bc, H.263, pour 2 voix et bc, H.269, pour 3 voix et bc, H.427, pour 3 voix, 2 instruments et bc.
Dans le Missale Parisiense publié en 1738, sous l'archevêque Charles-Gaspard-Guillaume de Vintimille, on trouve maintenant la sequentia Dies iræ entière avec son dernier v [mp1738 1]. Réservé aux prêtres, ce livre manque aussi de textes de chant, y compris Pie Jesu[mp1738 2].
L'impact de la Révolution fut sur le culte catholique en France si considérable que la restauration de liturgie n'était pas facile, au XIXe siècle. Certains demeuraient fidèles au rite romain tel Dom Prosper Guéranger tandis que d'autres poursuivaient le gallicanisme. Il n'est pas difficile à comprendre que de grands compositeurs français retrouvèrent la tradition du Pie Jesu. Ceux qui concernaient étaient Charles Gounod, Camille Saint-Saëns, Gabriel Fauré, Maurice Duruflé. On compte parmi eux Luigi Cherubini, directeur du Conservatoire de Paris. Antonín Dvořák aussi composa son Pie Jesu. Cependant, on ignore son motif de composition. Quoi qu'il en soit, la création de cette pièce fut rétablie en France.
Aussitôt élu, le pape saint Pie X commença une immense réforme liturgique en 1903, avec son motu proprio Inter pastoralis officii sollicitudines. Il s'agissait d'une centralisation de la liturgie de l'Église en latin, jamais connue dans son histoire. Le Saint-Père fit publier, dans cette optique, l'Édition Vaticane en grégorien, qui interdisait désormais les liturgies locales. Le pape n'autorisa aucune modification de saint texte (cas de Gabriel Fauré). Mais le même article III-8 admit, en connaissant la tradition, un motet facultatif, après le Benedictus (dernier verset de Sanctus) et/ou après le chant d'offertoire. Aussi le Pie Jesu restait-il légitime à la messe de l'Église catholique dans le monde entier. Durant 60 ans environ, cette réforme liturgique fut soutenue par tous ses successeurs.
Le concile de Vatican II était remarqué de la suppression de la séquence Dies iræ. Plus précisément, ce texte fut transféré dans les offices divines réservés à la 34e semaine de temps ordinaire[7]. En résumé, la séquence ne reste plus, pour les obsèques, officielle. Quant au Pie Jesu, il semble qu'il n'y ait pas de changement, puisque cet extrait de la séquence était toujours facultatif, et non texte officiel. Toutefois, cette reforme liturgique eut une nouveauté : messe en langue vulgaire. Les funérailles sont dorénavant tenues en cette façon, ou avec le requiem grégorien qui manque de Pie Jesu, si le défunt voulait plus de solennité. La pratique du Pie Jesu devint moins fréquente, sauf dans les concerts. La tendance récente est la composition du Pie Jesu par des musiciens britanniques, pour leur Requiem qui n'est pas réservé à la liturgie, mais une œuvre spirituelle selon la tradition chrétienne.